En ce moment, c'est la mode des transsexuels à la télévision (vous savez : 5 minutes de programmes, 5 minutes de pub, et ce 24h/24, y compris dans les films). Il y en a deux, particulièrement médiatisées ces derniers temps, aujourd'hui de jolies jeunes femmes qui ne demanderaient qu'à vivre comme les autres, sauf qu'elles ont raconté leur parcourt à visage découvert dans des livres et qu'elles ont choisi la voix du divertissement télévisuel, l'une, TSUBAKI Ayana, en devenant mannequin (tout en poursuivant de théoriques études de français) et l'autre, HARUNA Ai, tarento タレント. Un tarento est un people polyvalent, tantôt mannequin de pub, tantôt invité quotidien de programmes de divertissement au sein d'un "panel" de célébrités, plus ou moins comique, plus ou moins acteur et surtout gibier idéal pour des blagues, parfois anodines, parfois humiliantes. Pas besoin d'avoir du "talent" pour être un tarento. Les Japonais adorent humilier leurs bouc émissaires auxquels ils vont, un autre jour, prodiguer mille paroles de miel et autres cadeaux. Bref, la sympathique Ai, très appréciée du public, fait malheureusement constamment l'objet de blagues de la part de ses collègues animateurs qui ne lui manquent pas de lui rappeler, photos et vidéos d'archives, ce qu'elle était. J'ai en mémoire une émission où on l'avait particulièrement humiliée et où elle pleurait à chaudes larmes filmée en gros plan. Ou une autre, où l'on avait invité son ancien petit ami, l'amour de sa vie, en lui faisant miroiter qu'il pourrait lui revenir, et ensuite, coup de théâtre après les pubs, ledit monsieur arrive sur le plateau, il lui dit qu'il l'apprécie beaucoup (elle manque s'étouffer d'émotion), puis il lui annonce qu'il est marié et père de famille. Et ses deux gamines arrivent sur le plateau télé ! Ai, qui vient de se prendre le ciel sur la tête, fait contre fortune bon coeur et, à la demande du présentateur, entame avec les filles quelques pas de la danse grotesque qu'on la pousse depuis quelques mois à exécuter. Et puis après quelques paroles sans intérêt du présentateur, c'est fini et on passe à autre chose (après la pub).
Alors on peut s'interroger : pourquoi continuer ce métier dégradant ? Pour l'argent ? Oui, mais je ne pense pas qu'elles soient si bien payées que ça au Japon. Leur contrats avec leur boite de prod doit les obliger à assurer un certain nombre de plateaux télé par mois. De plus, les deux ont déjà des métiers en dehors de la télévision (mannequin et auteure pour l'une, meneuse de revue, chanteuse en playback, auteure et restauratrice pour l'autre). J'opterais plutôt pour un besoin primal d'affection de la part du public, mais aussi de leurs immédiats compagnons de travail, les autres tarento, entre qui existe une réelle solidarité (et des groupes, bien entendus). Comme il y a la grande famille du théâtre, il y a celle du show-biz, avec aussi ses coups bas bien évidemment, mais aussi ses réelles amitiés, qui constituent un pain bénit pour la télé réalité, toujours à la recherche de rires, de pleurs et de colères. L'explication du masochisme pourrait aussi être avancée (besoin de se punir d'avoir fait quelque chose qui a déplu à ses parents et que la morale traditionnelle réprouve : les humiliations permettant, une fois subies, de se sentir mieux), mais je préfère ne pas partir plus loin dans cette direction.
La question de savoir si je suis pour ou contre les opérations chirurgicales de changement de sexe ne représente pas d'autre intérêt que d'afficher mon opinion, ce que je me refuse à faire ici car c'est une question trop subtile pour être traitée rapidement dans cette note. Ce qu'il me parraît intéressant de noter aujourd'hui, c'est le traitement médiatique réservé à ce phénomène présenté comme nouveau, et très nouveau dans sa surmédiatisation, en effet, et très japonais, d'approbation bien-pensante assorti d'humiliation goguenardes.
Le mot japonais pour "transsexuel" utilisé dans le langage courant n'est pas seitôsakusha 性倒錯者, trop scientifique, mais nyûhâfu ニューハーフ (de l'anglais new et half). Pour ceux qui ne parleraient pas le japonais (ni l'anglais d'ailleurs), ce terme peut se traduire littéralement par "nouvelle moitié". En réalité, un hâfu, littéralement "moitié", désigne aujourd'hui un métis, un "moitié-moitié". Le problème est que ces deux moitiés, en langage japonais courant, n'en sont plus qu'une, ce qui peut laisser penser que dans l'inconscient japonais, un métis n'est qu'une demi-personne. Et aujourd'hui, un "nouveau hâfu" ou "nouveau métis" est donc un transsexuel. L'analogie entre métissage (l'altérité absolue) et transsexualité (une opération qui ne concerne qu'une seule personne) ne peut d'après moi trouver son origine que dans des constats de type sociologique : nouveau phénomène, discriminations etc.
La télévision japonaise (sorte de télévision "type"), cherchant avant tout à susciter des réflexes conditionnés d'achats, commence par ramollir le cerveau de ceux qui la regardent, et recherche donc deux choses pour complaire à son public : le mignon (kawaii かわいい [可愛い]) et le marrant et intéressant (omoshiroi おもしろい[面白い]). Ce dernier terme désigne ce qui peut attirer la curiosité amusée, non profonde, non rationnalisée, immédiate, ce que le monde marchand recherche pour entrainer la pulsion : c'est mignon et c'est marrant, donc ça m'intéresse, donc je l'achète.
Ces deux jeunes femmes sont malheureusement récupérées avec leur consentement dans la plus pure et cinique logique marchande contre laquelle très peu s'élèvent ici (au Japon).