La triste affaire de cette enseignante d'anglais menacée anonymement par ses élèves parce qu'elle leur interdisait de téléphoner en classe a fat remonter en moi l'anecdote suivante.
A l'époque où j'étais en sixième (il y a de cela tant d'années), nous avions un professeur d'EPS que j'aimais bien, moi qui étais mauvais en sport. Il nous avait fait faire de la lutte, et là, je battais tout le monde, sauf un, un grand garçon plus âgé, plus grand et costaud que moi. J'acceptais bien la chose, car je restais le meilleur de ma classe d'âge et je montrais que l'intello n'est pas nécessairement un gringalet à lunettes et noeud papillon avec la raie au milieu, des cheveux plaqués et un appareil dentaire. Je signale au passage que je n'avais ni n'ai depuis aucun de ces signes extérieurs, bien que je n'aie rien contre les noeuds papillons lorsqu'ils sont portés aux grandes occasions.
Bref, le prof de gym était un homme moral, un brave homme, juste et pas sadique, plutôt compréhensif, mais ferme. Il appliquait l'éthique du sport à sa manière d'enseigner. Or cette année-là, il y avait dans la classe trois jeunes écervelés, des fils de riches qui se croyaient tout permis, qui répondaient aux enseignants avec insolence, buvaient de l'alcool devant les salles de cours et fumaient des pétards en soirée (auxquelles ils ne m'invitaient pas, donc il m'est impossible de savoir au juste ce qu'ils y faisaient). Ils ne manquaient d'ailleurs jamais de raconter à qui voulait l'entendre (ou pas d'ailleurs) le récit de leurs prouesses sexuelles d'enfants de onze ans. Aujourd'hui, je suis beaucoup moins naïf que je ne l'étais et je sais faire la part des choses.
Un jour, un de ces garnements poussa le bouchon trop loin et fut rappelé à l'ordre par l'enseignant. Le ton monta, l'élève fut grondé, il répondit et finit par recevoir une heure de colle ou quelque punition du genre. Au lieu de reconnaître avec esprit sportif qu'il était effectivement allé trop loin et qu'il n'avait eu que ce qu'il méritait (peut-être le reconnaitrait-il aujourd'hui si on lui rappelait l'anecdote), il en conçut une rancoeur haineuse et convainquit sans la moindre peine ses compagnons de jeu de partager sa colère féroce. Ils élaborèrent un plan de vengeance auquel, à ma stupeur d'alors (qui reste intacte aujourd'hui) ils associèrent le reste de la classe sans qu'aucune voix discordante, sauf la mienne, se fît entendre. Ils était d'accord pour aller trouver le principal et lui dire que l'enseignant avait frappé l'élève de toutes ses forces, à plusieurs reprises, devant témoins. Les fausses déclarations furent minutieusement préparées. Il fut même décidé du jour et de l'heure. Je ne sais pas par quel miracle mes protestations les arrêtèrent : peur d'être dénoncés ? brusque retour à la réalité ? Ils auraient très bien pu, au contraire, croire qu'il leur suffisait de me menacer, et/ou de me tabasser pour me faire taire. Mais ils n'y ont pas songé. Tant mieux pour moi, tant mieux aussi pour l'enseignant bien sûr.
Depuis ce jour, je n'ai plus regardé mes camarades de classe avec le même oeil. Ils étaient capables d'une complicité qui aurait pu détruire la carrière, peut-être la vie d'un homme innocent et intègre sans le moindre scrupule. Et que cela n'ait pas eu lieu ne semblait pas non plus les soulager d'une quelconque façon, puisque leur conscience ne les travaillait pas.
Si je raconte cesse anecdote (ici pour la première fois), ça n'est pas pour me faire passer pour ce que je ne suis pas, mais pour remarquer qu'à ce moment-là, le glissement vers le mal par le biais de la camaraderie, du "je fais ce que je veux, parce qu'il m'a cassé les pieds" (pour parler avec euphémisme), m'ont fait entr'apercevoir ce qui pouvait mener une société humaine à l'ignominie. Je pense que je n'ai pas eu de mérite du tout, seulement que je suis resté normal, alors que j'ai vu autour de moi mes voisins devenir des monstres en puissance. Mes dernières illusions concernant l'adolescence se sont évanouies ce jour-là. J'ajoute que j'aurais réagi de la même façon s'il s'était agi d'un enseignant que je n'aimais pas mais tout aussi innocent.
Commentaires
Cette anecdote est très intéressante. J'ai envie de dire: heureusement que tu étais là. Que ce serait-il arrivé si tu n'avais pas protesté? Rien, peut-être mais quand même....
J'ai une anecdote du même type, dans le lycée de ma soeur. Une élève qui en voulait à son prof (car il n'avait rien fait d'autre que son travail, en lui donnant une sanction qu'elle méritait) l'a carrément accusé d'abus sexuels!!). Le prof a été innocenté, mais sa vie et sa carrière ont en été profondément affectés!!!!
C'est une histoire effrayante et qui hélas n'est pas rare. Les personnes vicieuses savent tirer partie de l'arsenal juridique (à l'origine conçu pour servir la justice et la vérité) dans la seule optique de leur désir de faire du mal. Pourquoi faut-il toujours que la méchanceté ordinaire manque à ce point de franchise ? On aimerait plus de méchants de cinéma, qui ont au moins le courage d'être méchants en toute franchise. Méchants sans mentir...
Bonjour All,
Cet épisode confirme une conception du monde que j'ai depuis longtemps et qui pourrait se résumer aux proportions suivantes: seulement 10% d'hommes "bons" (j'entends par là ceux qui veulent faire le bien), certes c'est peu, mais en parallèle pas plus de 10% de "mauvais" (ceux qui ne vivent que par et pour le malheur des autres); le problème, c'est le pourcentage restant, auquel on pourrait, je crois, accoler l'étiquette de "suiveurs"; ces suiveurs qui, probablement, ne sont pas "mauvais" dans le fond mais qui suivront toujours les forts, qui sont bien souvent et malheureusement les "mauvais".
C'est sans doute bien schématique et prétentieux de ma part que de classer ainsi l'humanité mais je me demande si, au delà des proportions peut-être discutables, il n'y a pas une infime part de vérité dans tout cela...
Bonjour Benjamin,
Ca fait plaisir de revoir un nom connu. Je suis entièrement de ton avis.
Il y a d'ailleurs des moments où l'on serait tenté de "vomir les tièdes", les "moutons", et d'autres où l'on fait avec, voire on s'en sert soi-même. Sans doute, dans un sens, la Nature fait-elle bien les choses. Plutôt que l'harmonie, je crois qu'elle recherche l'équilibre.