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Dégoût

Voici une de mes proses, destinée à être publié en recueil. Bonne lecture.

LE DEGOÛT



C'est une nausée qui vous prend d'abord derrière les oreilles au niveau de la mâchoire. Ça s'enfonce. Puis c'est l'arrière bouche à la base du palais, et le nez qui sécrète de la morve, d'où mauvaise odeur. Le cœur qui battait si vite deux secondes auparavant semble, et c'est flagrant, s'être considérablement ralenti. Les sons sont mis en sourdine, les paroles qui fusent tout autour ne sont plus qu'un brouhaha inintelligible car assourdi. Où qu'on porte le regard, qu'on soit vu ou non n'y change rien, tout tourne au ralenti, à moins qu'on ne tourne au contraire à l'accéléré. C'est loin d'être le cas. Deux points douloureux apparaissent, l'un au diaphragme, l'autre à l'estomac, s'étendant sur toute la longueur de l'organe. C'est là qu'on prend conscience que depuis un temps indéterminé la gorge est serrée. Autoétranglement. La douleur est présente mais pas omniprésente, localisée mais diffuse. Rien à voir avec les fulgurances de la torture. Non, ici l'on a presque à faire à un malaise dont on pourrait se délecter si, au lieu de s'attacher aux causes, l'esprit voulait bien considérer les effets présents, si subtils, et puis, à tout instant, à la modification. L'avantage d'avoir mal dans le tronc est qu'au moins on ne sent plus ses membres. On marche longtemps. Tout passe, autour, rien ne reste. Rien n'importe plus que le monde qui vient de s'écrouler, non pas exactement autour de vous, mais en vous. En réalité, c'est vous qui vous êtes écroulés dans la représentation que vous vous faisiez du monde. Spectre parmi les images ralenties, floues et mêlées des vivants, on ne cherche plus rien. Plus rien ne compte. La seule chose qui avait de l'importance est source de ce malaise intégral qui croît, semble-t-il, sans cesse. C'est l'échec. C'est la cause du mal, la cause de cette douleur. Le miroir s'est brisé, il est trop tard ; on ne pourra pas le recoller. Après la phase d'abattement, faisant suite à la surprise, commence le questionnement obsessionnel. Pourquoi ? Qu'ai-je fait pour mériter ça ? Phrases galvaudées pour situations galvaudées. D'ailleurs, et c'est rassurant / inquiétant (c'est selon), tout est galvaudé. Les mêmes questions reviennent toujours, inlassablement déclinées : Pourquoi ? Pourquoi moi ? Celle-là est la pire ; de contexte universel, elle est la plus chargée de détresse : comme un ultime appel au secours de la santé mentale. Mais croyez-vous qu'on viendra, de l'extérieur par définition, vous aider ? Non, bien sûr. Car quand bien même l'extérieur (les individus, seuls ou en groupe, sont désormais indifférenciés, et indifférents) le voudrait-il, il ne le pourrait pas. Que peut faire le marteau face à la roche obsédée par son délitement ? Après, vient la raison perverse. J'entends par là cette capacité méthodique à concevoir la destruction. La tension rigiditaire semble atteindre le cerveau qui macérait déjà dans le sang de la blessure figurée. De ce fait, toute l'énergie est recoupée contre l'intérieur, tendre et rose au lieu d'être exprimée en actes extérieurs, sans gravité et constructifs. Si pourtant elle parvient à sortir, il n'est pas dit que le geste esquissé, puis réalisé ne soit tourné contre son auteur. Il respire à présent avec difficulté. Suivant la complexion, le visage s'empourpre ou au contraire se lividifie. Ce sera une image du retour du sang à la terre ou de la lymphe et des os. La mort est trop douce, on ne l'envisage pas sérieusement. C'est à l'automutilation que l'on pense. Les idées précises sont là. C'est alors qu'apparaît l'entourage, professionnel et affectif. Avant de ne plus penser qu'à soi, on voulait attendrir et donner du remord au premier et, la plupart du temps, attrister le second le moins possible. Les efforts sont vains. Proche de l'exécution, l'action retombe dans son inachèvement. La honte vient. Les larmes commencent à émerger des glandes, gonflées, qui se vident par secousses. Plus on soulage son mal-être et pourtant plus la gorge se serre. On continue, on croit être sur le point de se calmer. Erreur, les convulsions reprennent de plus belle. On ne peut plus penser, on se vide. On a baissé les bras. On a échoué dans la fuite. On finit de pleurer, de crier, de souffler ; on en profite, sachant très bien que le lendemain va s'ouvrir une nouvelle et peut-être plus dure lutte sur place.


Strasbourg, mai 1998,
revu le 10 octobre 1999.

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