Si près de la fin, mes amis. Si près... Donc si loin ! Car au fur et à mesure que le coureur se rapproche de son but, ses jambes faiblissent, la fatigue envahit tout son corps et une douce torpeur gagne bientôt son esprit. Mais il ne faut pas céder aux faciles sirènes de la paresse. La fatigue a ses droits, mais il n'est pas encore temps de les exercer.
Je suis en France, chers lecteurs. Le pied alerte, réchauffé, loin de la chambre froide japonaise où je passe mes jours austères. Je goûte la France, la savoure, mais l'instant d'après la pitié me prends. Comment mes compatriotes ont-ils pu en arriver là ? Médiocrité à tous les étages, baisse de toutes les exigences au plan moral comme au plan intellectuel, quant au plan économique, c'est affreux : ces délocalisations sont révoltantes. Ce devrait être considéré comme un délit pénal et il devrait être interdit de licencier lorsque l'on réalise des bénéfices. Au lieu d'être focalisé sur la concurrence internationale, les chefs d'entreprise feraient mieux de réduire leurs égoïsmes et de penser un peu à leurs salariés. Un pays qui ne produit plus rien, peuplé de chômeurs, de fonctionnaires et de vendeurs, cela ne me dit rien qui vaille.
Et ce président... La prudence me contraint à conserver le silence, mais nous nous comprenons. C'est la honte. La bassesse est dans la politique, dans l'université (si vous saviez !), au coin de la rue, partout.
Rassurez-vous, là d'où je viens, ce n'est pas mieux. Seulement il y a moins de chômage et d'incivilités, et on y gagne mieux sa vie comme enseignant. Ce sont les avantages principaux du Japon. Après, pour ce qui est des inconvénients... Je ne peux que les constater avec la même peine que celle qui m'envahit lorsque je considère mon propre pays.
J'en viens parfois à souhaiter la fin du monde pour qu'une si vilaine espèce que la nôtre (l'humaine) disparaisse de la surface de cette planète qu'elle salit tous les jours. Le monde est vilain, et je le déplore. Tout est avili, on se rabaisse soi-même et les autres, et ce qui devrait être sacré (le savoir, les religions, le patrimoine, la chose publique) ne l'est plus.
Toutefois, d'après mes calculs secrets (ah ! mais oui, ça m'est arrivé d'en faire. Et ne m'en demandez pas le détail, à chacun ses petites recettes), il ne nous resterait que 150 ans environ (comptons 50 ans de marge) avant la fin du monde (j'entends par là une catastrophe naturelle d'ampleur mondiale mettant fin à notre espèce). Alors cette perspective, voyez-vous, m'aide à relativiser et me persuade de la vanité des objets et des honneurs.
Bien sûr, à nos enfants et petits enfants illettrés, que léguons-nous ? Des souffrances, des gênes, et du vide intelllectuel. Mais qui sait si ces conditions déplorables ne sont pas le meilleur terreau dans lequel pourront se développer les saintetés et les héroismes qui font singulièrement défaut à notre présent, et en France, et au Japon ?
Pour l'heure, le soldat du savoir, fourbu mais l'oeil encore vif, retourne à sa tâche, et très bientôt reprendra son clavier pour vous faire un petit signe lorsqu'il posera son fusil. Ensemble, regardant les derniers feux roses et bleu roi du couchant, nous pourrons esquisser un sourire en évoquant le bourbier dans lequel chaque jour nous nous enfonçons un peu plus tristement.