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  • Quart-ton (2) - blabla en attendant d'avoir le courage de m'y remettre

    Les emballages et empaquetages continuent. J'ai envoyé les deux tiers de ce que je devais. Demain, j'emmène à la Poste trois cartons (2 voyages) sur mon petit chariot (emprunté au concierge). C'est sympatique, ces petites promenades, surtout quand on rentre avec le chariot vide (hélas, le porte-monnaie l'est tout autant, d'où le nombre de cartons que je suis obligé d'envoyer par bateau, et non avion).
    Quand j'en aurai fini avec la logistique, je ferai un dernier voyage (je ne parle pas à chaque fois de mes sorties, ça n'aurait rien d'intéressant) en Iwaté 岩手県. Vue ma paresse (je rappelle que pour mon précédent récit de voyage, j'en étais resté à mon départ de Hiroshima 広島. Après, il y avait eu Miyajima 宮島 (un trésor du Japon), Suô Ooshima 周防大島 (le but de ce voyage), et j'avais poursuivi jusqu'à la pointe de Honshû, jusqu'à Shimonoséki 下関 (où fut notamment signé l'armistice avec la Chine)), je ne crois pas que je prendrai le temps d'en écrire le récit. Si cela vaut vraiment la peine d'être raconté, peut-être ferai-je un court résumé.
    Je reste quand même bardé de bonnes résolutions, notamment (dans le désordre) des notes sur les deux Solaris ; une sur Alexandre ; une sur Aphex Twinn ; d'autres présentations de Grecs et de Latins ; la suite de "Toda of the Dead" et d'"Emprise progressive" (la nouvelle la moins commentée de toute l'histoire de Haut et Fort - et pourtant, elle s'insère dans un projet plus vaste...), et deux-trois poèmes parce que je ne suis pas un poète. (J'entends certains dire : "On avait remarqué")... Plus deux ou trois rogatons...

  • Des femmes revendiquant le droit de devenir "prêtre"

    Quand j'étais petit, mes institutrices (à l'époque, on ne disait pas encore "professeures dézécole") successives m'avaient appris que le plus grand nombre de nom de métiers ou d'occupation avaient une forme masculine et une forme féminine (un acteur, une actrice ; un instituteur, une institutrice etc.), mais que d'autres n'avaient qu'une des deux formes (un écrivain devenait au féminin une femme de lettre ou une romancière ; une estafette, une sentinelle, même de sexe masculin, devaient se contenter du féminini). Depuis moins de vingt ans, une tendance se dessine, celle de la féminisation des noms de professions. Sont donc apparues par exemples des professeures, écrivaines et autres pompières (ah oui ?), mais pas d'estaffet ni de sentinel...
    Plus fort encore, certaines femmes en viennent à ne plus utiliser la forme féminine d'un nom de profession et utilisent la forme masculine : ainsi une ancienne voisine à moi se désignait-elle comme avocat, et non avocate, à l'écrit comme à l'oral. J'attends les actrices qui revendiqueront le droit démocratique de devenir acteur, et les homme celui de devenir reine (pour la drague, c'est un fait acquis, semble-t-il... ).
    Dernière tendance : vouloir exercer des métiers d'homme alors qu'il existe un équivalent féminin. C'est un cas rarissime, mais qui a trouvé une illustration récemment, avec l'histoire de cette dame mariée qui s'est fait ordonner prêtre par des femmes évêques. J'ai été une fois de plus déçu par l'approximation avec laquelle la presse même écrite a traité le problème (ou le sujet, cela dépend de ses convictions).
    Cette affaire à mon sens soulève plusieurs questions :
    - La question du genre des dénominations de métier ;
    - L'accession à la prêtrise d'une personne mariée ;
    - L'accession à la prêtrise d'une femme ;
    - Le refus de devenir nonne tout comme de se convertir au protestantisme, religion du mari ;
    - Le fait de donner les ordre quand on est une femme ;
    - La question de la réponse des autorités religieuses ;
    - La comparaison avec les autres religions.

    La plupart de ces questions n'ont pas même été abordées, et lorsqu'elles l'ont été, ce fut hâtivement et sans profondeur.

    Ainsi pour moi, auteur catholique plus proche de la tortue qui prend le temps d'avancer que de la grenouille qui coasse avec ses consoeurs dans son bénitier, ce qui m'a d'abord frappé, ce fut le fait que cette femme veuille devenir prêtre et non pas nonne. Dans le catholicisme, les hommes deviennent prêtres ou moines, et les femmes deviennent nonnes. Les deux jouent un rôle d'égale importance spirituelle et les deux font voeu d'obéissance et de chasteté. Les religieuses célèbres, qu'elles soient saintes et/ou mystiques et/ou théologiennes, sont nombreuses et respectées tant par les croyants que par les prêtres. Sainte Claire (immitée par Sainte Colette) avait même édicté une Règle pour son Ordre qui fut approuvée par le pape (je l'ai appris sur France Culture récemment (1)). L'argument selon lequel les femmes joueraient un rôle mineur dans l'Eglise est donc invalidé.
    Bon, disons que cette dame veuille faire la messe devant ses amis avec un bel habit d'homme et en montrant ses cheveux (quoiqu'il existe des nonnes habillées en laïques, on dit souvent "en civil", comme s'il s'agissait de militaires). J'y vois là une note d'orgueil, voire de vanité, mais passons. Pourquoi dans ce cas ne pas se convertir au protestantisme, religion de son mari, je le rappelle, qui permet aux femmes de devenir pasteurs (pasteures ? (non, pas pastourelles)) puisqu'il n'y a pas de dédoublement de la carrière, une pour les hommes, et une pour les femmes (un pasteur n'ayant pas reçu d'ordres, mais étant simplement un volontaire persévérant ayant étudié la Bible) ? Là encore, raison invoquée : fidélité au catholicisme. Curieux, quand on sait que ce dernier, ayant prévu une place pour chacun, interdit les inversions de rôles. Elle revendique donc quelque chose que la religion à laquelle elle dit être attachée condamne. Et il ne s'agit pas de mettre un préservatif en cachette (dans l'intimité, donc), non, il s'agit d'occuper une fonction publique.
    Par ailleurs, et concommitamment, comme je l'ai annoncé plus haut, le catholicisme interdit (personnellement, je trouve cela contestable, et je reviendrai peut-être un jour sur ce point) aux personnes mariées de devenir prêtres (ou moines) ou nonnes. Là encore, bravade en connaissance de cause et dont aucun journal à ma connaissance n'a relevé l'étrange redondance...
    Enfin, ce qui me parraît le plus étrange, mais en y réfléchissant bien, peut-être le plus révélateur, ce fut cette envie de devenir, non pas "prêtresse" (2) (c'est à dire féminiser la fonction), mais "prêtre" (c'est à dire exercer une fonction d'homme). [Je ne parlerai pas du physique de la dame qui jouait peu de sa féminité, mais passons.]

    Tout cela me parraît révéler, en synthèse, deux points, ou plutôt deux confusions.
    La première, c'est que la dame tout comme la presse, n'ont pas compris que dans l'Eglise catholique, il n'existe qu'une profession : celle de religieux, tout comme il n'y a qu'une profession chez les juifs, celle de rabbin, et qu'une chez les protestants, celle de pasteur. Seulement, chez les catholiques, cette unique profession se divise en "espèces" (comme les animaux) dont la modalité est le genre. Dire : il y a inégalité, c'est se méprendre totalement sur la valeur, sur l'importance des religieuses et c'est leur faire offense (mais ce sont de bonnes personnes et elles ont bon dos, depuis le temps que les media, les amuseurs et les pornographes tentent tout pour les rabaisser). Donc, pour une femme, vouloir devenir "prêtre", c'est en fait vouloir (inconsciemment) changer de sexe.
    La deuxième confusion, c'est de croire que le catholicisme est au service des revendications incessantes du "social", lui même fortement influené par les media, quoi qu'en disent ceux-ci. D'ailleurs, comme je viens de l'exprimer plus haut, dans ce non-évènement, je ne vois guère qu'une femme qui veut jouer au curé devant des fidèles, sans renoncer à rien, à commencer par le sexe (les relations sexuelles, j'entends). En somme j'y vois deux péchés mortels : l'orgueil et la luxure (pour ce dernier, je me place dans la position du catholique qui approuve l'interdiction faite aux personnes mariées de devenir religieux), le premier étant ici (c'est mon opinion tout à fait personnelle, et rien d'autre) plus grave que le second. Cette volonté de puissance (phallique) m'apparaît donc comme tout à fait symptomatique de notre époque pleine de confusion, ou l'inculture et la vanité se partagent les parts du lion.


    ______________________
    (1) : à ce propos, je note que (là aussi,) les nonnes parlaient de leur "monastère" et non de leur "couvent". Des moines auraient peut-être évoqué leur "couvent". Je croyais de bonne fois qu'il s'agissait du contraire, mais bon...
    (2) : peut-être ce nom évoque-t-il, dans l'inconscient collectif, des images à la Rahan de femmes bien faites de leur personne (dé)vêtues de peaux de bêtes et faisant de grands gestes devant des cranes, des plumes à leur coiffe...

  • Quart-ton

    Y en a-t-il parmi vous qui ont eu à déménager ? Oui, d'accord, ça fait pas mal... Et parmi ces personnes, quelles sont celles qui sont revenues de l'étranger ? Oui, bien... Y'en a moins, déjà. Au bout de trois ans de séjour, maintenant ? Ca se dépeuple... Enfin, quels sont ceux qui ont eu à le faire tout seul, sans aucune aide ? Ah ! Ca fait plus grand monde !
    Ici, c'est comme la corne d'abondance : plus j'en mets dans les cartons, et plus y a à en mettre !

  • Partir (2)

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    Chapitre VIII




    Pendant plusieurs jours, le navire longea les côtes du continent Américain et, enfin, mit le cap vers l'Est, en direction de l'Afrique où l'on devait faire, sur le retour, trois escales dans les colonies royales. "Verra-t-on enfin des sauvages en liberté ?, demanda-t-il à son professeur
    — Je l'espère, mais j'en doute", répondit-il. Ils se laissaient aller à leurs rêveries, sans crainte du lendemain.
    Une nuit, les marins furent alertés : c'était la tempête. Hugues qui ne savait pas exactement ce que c'était, comprit vite en voyant rouler les tonneaux dans la cale et lorsque, sur le pont, il fut confronté à la violence des éléments naturels.
    Chacun fit de son mieux mais on ne put éviter des pertes : l’artimon fut endommagé et deux hommes périrent emportés par une lame furieuse. Il devait être autour de 9h du matin quand les flots s'apaisèrent. Hugues regardait à l'horizon rose le soleil bas et indifférent. Il avait mal au ventre. Le lendemain, c'était passé. Rafraîchis par l'humidité du temps et les événements derniers, les hommes avaient perdu leur douce indolence et redevenaient irritables. Les bagarres recommencèrent, comme les châtiments publics. Le bosco, toujours excédé, mettait plus de violence que jamais à châtier les coupables. M. Bomboeuf racontait que les dîners avec le capitaine devenaient plus tendus, d'autant que le second et le contremaître ne se portaient pas dans leurs coeurs respectifs. Un soir ils faillirent en venir aux mains. "Vous savez mon jeune ami de quel côté je suis...
    — Certes monsieur, comme moi.".
    Après d'interminables journées, le navire mouilla au large des côtes africaines. Il était temps : les vivres étaient presque épuisés et les hommes à bout. Il fallait réparer les avaries. La première halte durerait cinq jours. Il faisait très sec ce jour-là. Le port baignait dans des brumes duveteuses de poussière uniformes. Deux bateaux y étaient amarrés. Des hommes s'affairaient. Il semblerait qu'ici aussi ce soit la même chose, se disait Hugues. Combien il aurait préféré débarquer dans une contrée hostile, accueilli par une tribu patibulaire les lances levées avec des cris de guerre... "Tu recherches la bravoure ?", lui demandait M. Bomboeuf. "Mais penses-tu qu'il faille attendre nécessairement les situations où notre vie est menacée ? Il faut peut-être plus de force de caractère pour clamer des idées nouvelles que certains jugent perturbatrices en dépit de tout, que pour courir entre les flèches d'une guerre." Ces dernières paroles donnèrent à réfléchir à Hugues. Il se surprenait, ne reconnaissait plus celui qui avait quitté ses parents. Le jeune marin jeta un coup d'œil distrait au mat, puis son regard se reposa sur les flots infinis qu'il avait tant convoités. Avait-il trouvé ce qu'il était parti chercher ? Le savait-il seulement ? "Demain nous irons visiter le pays, qu'en dis-tu ?
    — Mais, monsieur, et mon travail ?...
    — J'ai déjà réglé cela. Vous savez, mon jeune ami, ma diplomatie me permet d'être fort bien "en Cour" et le bosco me craint, alors il ne fait pas de difficultés sur de petites choses comme cela.
    — Merci, monsieur
    — Je t'en prie, et puis... " Il posa un regard paisible sur son interlocuteur, puis repris : "Il me faut bien un élève".

    Pendant les cinq jours d'escale, les marins s'adonnèrent à toutes les passions, notamment celles qu'il leur était impossible de satisfaire à bord. Les maisons de passe du village colon ne désemplissaient pas. Il y avait des femmes à tous les prix. La grande majorité se composait d'esclaves noires, qui lorsqu'elles parvenaient à un certain stade d'ancienneté, touchaient une part du bénéfice. Il y avaient aussi des mulâtresses et, pour les clients les plus fortunés, on avait des Européennes qu'on faisait venir tout spécialement. Le bon docteur s'acoquina avec une certaine Juliette, une belle Bordelaise de trente cinq ans. En cinq jours, elle eut le temps de lui monter la tête, au point qu'il prit le dessein problématique de la ramener avec lui en France et d'en faire sa maîtresse officielle. Il avait déjà en tête l'appartement où il la logerait. Le jeune mousse fut la première personne à qui il confia son projet et la seule à en connaître les détails. Hugues fut fort surpris de découvrir dans ce monsieur de quarante huit ans un fougueux galant, prêt à braver l'autorité du capitaine pour emmener avec lui une femme. Il ne jugeait plus son maître et se réjouissait avec lui.
    Les cinq jours se partageaient en deux types d'activités : promenades instructives parmi les plantations et la nature sauvage (Hugues put enfin satisfaire sa curiosité en visitant un village "naturel" où ils furent plutôt bien reçus) et promenades solitaires (il laissait son maître en galante compagnie). Le climat africain déplaisait au jeune homme et les colons, par leur brutalité, leur sentiment d'impunité, l'écœuraient. Il était temps de reprendre la mer. Il se demandait comment allait se solder l'aventure du médecin.
    Le soir du cinquième jour, il le vit paraître au bras de la fille. Elle portait une tenue des plus sobres. Hugues lui avait déjà été présenté et la trouvait plutôt gentille. Elle avait eu de la chance de rencontrer son maître, pensait-il. "Veux-tu m'attendre ici avec Juliette, le temps que j'aille en parler au capitaine ?
    — Oui, monsieur. J'espère qu'il sera bien disposé.
    — Merci, mon garçon", fit-il, et il se dirigea vers la cabine du capitaine sans se retourner, faisant grincer les planches de ses bottes fumantes dans la poussière de l'air chaud. Mademoiselle Juliette, voyant que sa présence mettait le mousse mal à l'aise, rompit le silence en lui racontant simplement, sans entrer dans les détails, comment tout c'était fait : sa rencontre avec M. Bomboeuf qui l'avait rachetée à un prix assez élevé à son propriétaire, ses adieux à ses compagnes. Malgré ses remords à les laisser dans leur condition alors qu'elle avait eu de la chance, elle était heureuse comme elle ne l'avait pas été depuis très longtemps". Hugues, devant la dignité manifeste de cette pauvre créature, la prit en estime et, la plaçant aux côtés de son maître, la considéra comme ayant les mêmes droits sur lui que ce dernier. Son contentement fut néanmoins obscurci par une pensée soudaine : Et si le capitaine refusait ? — Mademoiselle Juliette semblait si heureuse qu'il jugea bon de ne pas l'affliger avec ses craintes, d'autant qu'elle devait bien se douter que la réussite de l'entreprise était hasardeuse. Un autre point le préoccupait. "Vous savez, Mademoiselle Juliette — elle lui avait demandé de l'appeler par son prénom — osa-t-il dire enfin, ici, sur le bateau. comment dire... tout n'est pas comme à terre. Il y a , comment dit-on déjà en français... la promise cuitée !" Mademoiselle Juliette rit, surprise de l'innocence du mousse et attendrie par sa bienveillance. "— Je crois saisir", fit elle avec un sourire en biais découvrant sa dentition où manquait d'ailleurs une molaire, ce qui lui donnait un air charmant. A ce moment, le médecin sortit de la cabine du capitaine et, ôtant son tricorne l'agita en l'air en signe de succès. "C'est bon ! C'est bon !" faisait-il. Tous trois en furent fort aises.
    Puis, le médecin retourna souper dans la cabine du capitain et laissa Mademoiselle Juliette dans sa chambre où le cuisinier, averti, vint lui servir son maîgre repas. La nouvelle s'était répandue comme le premier libertin introduit le vice dans un couvent. Les hommes ne parlaient que de ça. Quelle était donc cette fille que le médecin avait sorti du bordel et cachait ainsi dans sa chambre ?
    Une partie de leur curiosité fut satisfaite le lendemain, jour du départ, lorsque Mademoiselle Juliette sortit sur le pont prendre l'air. Elle avait reçu instruction de conserver en toute circonstance sur le bateau une conduite humble et ne prêtant à aucune ambiguïté. Aussi lorsqu'elle monta s'asseoir sur la plate-forme de commande à côté du capitaine, son second et le bosco, tous la regardaient de côté, la bouche crispée dans un rictus de mépris mêlé de concupiscence...
    Le soir, quand M. Bomboeuf quittait la table pour rejoindre sa chambre, les hommes se regardaient et frottaient leurs mentons bleus. Il y en avait toujours un pour pouffer ou médire. Dans la journée, la conduite des deux amants était des plus bourgeoises. Parfois, venant rejoindre sa belle sur la plate-forme de commandement, le docteur s'inclinait légèrement et baisait cette main qui montait à ses lèvres. Lorsque son travail lui laissait une minute ou que le quartier maître faisait mine de ne pas le voir, Hugues allait rejoindre ses amis et ils devisaient fort civilement.
    Tout allait pour le mieux mais ce devait être trop car le sort décida de rider un peu ces joyeuses honnêtes gens. Une nuit, un personnage douteux, sous le coup de la convoitise la plus irrépressible, s'en vint surprendre la jeune femme qui dormait paisiblement aux côtés de son amant et après avoir fait sortir celui-ci du nid, roué de coups jusqu'à l'en assommer, entreprit de faire subir à la malheureuse les derniers outrages. Il n'était pas dans les principes (elle en avait, malgré sa condition précédente, toujours eus) de la dame de se donner ainsi, surtout pas si l'on roulait l'homme de sa vie à terre. Bien que menacée d'une lame pointée sur sa gorge, d'un coup de coude elle réussit à se libérer du bras criminel et recula de deux pas, se retrouvant dos au mur. Sans perdre une seconde, elle hurla de tout ses poumons de femme n'ayant jamais touché au tabac. Le fautif sortit de la pièce en courant. Il fut rattrapé en route par le cuisinier qui entendait bien prévenir les débordements à bord (et acquérir par là quelque crédit auprès du capitaine). Le coupable, reconnu de tous, n'en était pas à son premier écart de conduite. Le bosco s'approcha de lui, le fouet serré convulsivement dans ses mains. "Attachez-le. Il sera châtié immédiatement.. Allumez toutes les lumières et dites aux autres endormis de monter sur le pont. Capitaine ? " et il se tourna vers ce dernier qui, jambes nues sous sa chemise, avait enfilé sa vareuse en hâte et faisait face à l'horizon, les yeux bouffis, grattant sa chevelure ondulée.
    "Faites, faîtes donc", fit-il sans le regarder et marmonna "et qu'on en finisse".
    "Ce soir, messieurs, reprit le bosco, cet homme que voici, qui n'en est pas à son premier forfait, ni à sa première punition, a attenté à l'honneur de notre unique passagère et, non content de l'avoir menacée, il a de plus porté la main sur notre docteur." Ce dernier était justement en train de soulever sa tête endolorie de l'oreiller sur lequel elle reposait. Ses yeux s'ouvrirent sur l'image de Mademoiselle Juliette. Un demi-sourire vint donner à son visage la vie qui l'instant d'avant semblait lui manquer. "Etes-vous en état de vous lever ?
    — Oui, oui, ne vous inquiétez pas, Juliette" et il s'assit lentement. Uns fois habillé, il monta sur le pont où on fut fort aise de le voir arriver entier. Le coupable était lié contre le grand mât. Devant lui, dos à la foule, se tenait le bosco, fouet en main. Une besoin pressant faisait sautiller Hugues d'un pied sur l'autre. ces châtiments étaient pénibles pour tout le monde, pensait-il, sinon pour celui qui les assénait. Quand le "correcteur" eut fini son office, on emporta le matelot plus mort que vif dans la cale où on le jeta sur des sacs de jute et tout le monde put enfin aller se recoucher ou retourner à ses occupations. "La prochaine fois, dit le médecin une fois de retour dans son lit, si prochaine fois il y a, je ne lui laisserai pas le temps de m'assommer et je ne le raterai pas. Paf ! Une balle dans la tête ! — Oui, mon ami", fit Mademoiselle Juliette d'un ton apaisant, et elle souffla la chandelle.

    Chapitre IX : Voyage




    Il fallut bien à la vie communautaire retrouver quelque harmonie, ce que le temps et le fouet permirent. D'escale en escale, le retour se rapprochait. Hugues l'avait vu sur la carte du docteur. "Les cours de géographie me reviennent. Seulement je n'avais jamais vu de carte marine comme celle-ci", dit-il.
    "— Elle est récente, regarde la date..." et M. Bomboeuf se prit à lui faire un cours de géographie. Voilà qui est très éclairant, pensa l'élève, mais qui tend à dissoudre le mystère... Voyant son air pensif, le médecin reprit : "Idéaliste, la géographie t'ennuie, tu voudrais voir le monde infini !" Après un silence : "Tu voudrais donc plus que ne peut ta nature... Tu voudrais...
    — Oh non, monsieur !". Le regard de côté du docteur avait saisi un aspect trop ambitieux de la personnalité d'Hugues.
    Cette nuit-là , ce dernier se livra à la prière avant de trouver le sommeil, apaisé.

    Trois jours plus tard, un coup de feu retentit et on trouva un des hommes mort, dans la cale, un trou bien calibré au niveau du front. Hugues n'eut guère le loisir de le voir qu'on l'entourait d'un drap. Le bosco, reconnaissant l'homme qui avait agressé Mademoiselle Juliette, furieux, les fit tous monter au pas de course sur le pont. Il exposa la situation. Le coupable, car il devait certainement s'agir d'un meurtre, ne s'était pas dénoncé. Le capitaine et son second se regardaient, fort incommodés d'une telle situation : c'était bien la première fois. "Capitaine ?". Le capitaine se retourna, son second se redressa alors, signalant par là qu'il écoutait sa décision comme celle de l'oracle. Levant les yeux au ciel, dans une attitude qu'il eut voulu grave mais qui ne dénotait que son profond embarras, le capitaine entama une tirade malaisée sur la nécessité des lois et leur application. Par trois fois il demanda au criminel de se dénoncer afin qu'il soit mis aux arrêts dans la cale à provisions avant d'être remis aux mains de la justice terrestre. M. Bomboeuf écoutait, solennel, calme et intéressé, les paroles du capitaine. Hugues pour sa part, observait une attitude opposée. Secoué de tics, il regardait autour de lui, scrutait tous les visages alternativement, cherchant à déceler les pensées des uns à l'égard des autres, en particulier le médecin. Au repas, alors que tout le monde ne parlait que de la même chose, lui, au contraire, s'en tenait à de compendieuses phrases de portée générale. L'image du corps jeté à la mer dans ce linceul blanc, la vitesse à laquelle il percuta le liquide, la trompette du second, tout le reste l'obsédait comme s'il venait d'assister à quelque antique rituel : "Holocauste !" pensa-t-il. Et cette lumière ! La mer comme un sol d'or, immobile, indifférente au fait que ce corps lui soit remis. Qu'y faire ? Quoi ? "Non merci, pas de vin, je n'ai plus soif. — Regardez le petit, fit l'espagnol, il n'a pas l'air bien à cause de ce mort. Ça t'a choqué, Hugues ? C’est comme moi..."
    Après la table, il se consacra avec sérieux à ses tâches et n'adressa pas la parole à M. Bomboeuf. De son côté, ce dernier avait aussi participé à un morne dîner. Le bosco ne décolérait pas, le capitaine s'accablait de soucis et son second tachait de décontracter l'atmosphère par de plats mots d'esprit. "Et vous, docteur, qu'en pensez-vous ?" lui avait demandé le bosco l'œil fou, menton baissé.
    "— Je n'aime pas les morts sur les bateaux, dit-il, et je ne portais pas cet homme dans mon cœur après ce qu'il avait essayé de faire. Je ne le pleurerai donc pas trop." Le bosco jeta un coup d'oeil explicite au second dont la bouche et le menton bleu luisaient de sauce au beurre. "Avez-vous retrouvé l'arme ? fit-il la boucher pleine.
    — Oui, Monsieur, dans sa main même.
    — Alors qu'en concluez-vous ?
    — Qu'il s'est brûlé la cervelle tout seul...
    — Ou qu'on l'y a un peu aidé ! " Le médecin ne broncha pas : "Capitaine ?" Visiblement intéressé par le barrot du plafond, ce dernier répondit en essuyant ses doigts graisseux à la nappe : "Pour ce qui me concerne, je suis de plus en plus porté à croire au suicide et je vous invite à en faire autant. Parlons d'autre chose, voulez-vous ? Les cadavres me coupent l'appétit." Ils ne parlèrent plus de rien.

    Chapitre X




    Après des jours d'attente morose, l'horizon français se présenta enfin dans toute sa grisaille et ses cris. Loin d'en être heureux, Hugues se sentit simplement soulagé. Toutes les expériences ont une fin. Ici s'achevait la sienne. Tout commençait peut-être enfin pour lui. Pour Mlle Juliette, c'était certain. Elle ne tenait pas en place et accablait son compagnon avec ses projets d'aménagement d'intérieur, comme si elle était déjà chez elle dans le petit appartement qu'elle s'était fait détailler en faisant de nombreuses questions qui avaient d'abord surpris par leur précision. "Et qu'y a-t-il de posé sur la cheminée ?"...
    La goélette entra finalement au port. Les hommes, pour la plupart, souriaient. Il fallut tout décharger. La tache fut facilité par l'ardeur d'en finir et la participation des esclaves achetés en Afrique. Lorsqu'il toucha le sol français, Hugues fut déçu de ne rien ressentir. Ses pieds nus rencontrèrent la pierre froide des pavés. Civilisation, pensa-t-il, vas-tu condamner un homme bienfaisant à la prison ? Il a lavé un affront. "Alors, mon jeune ami ?" Il se retourna et vit en face de lui la personne en question.
    "Monsieur... J'ai bien peur que nous ne soyons arrivés...
    — Peur ? Toujours prêt à repartir pour de nouveaux voyages... Que vas-tu faire à présent ? Repartir ? Pour ma part, je compte rester à terre un an ou deux, et après, j'aviserai.
    — Je crois qu'avec ce que j'ai gagné je vais rentrer en poste chez moi et peut-être prendre des nouvelles de mes parents et de ma soeur qui est au couvent.
    — Pauvre enfant !
    — J'espère en tout cas qu'elle se porte bien... Pour l'heure, attendons". Le bosco devait revenir avec l'argent de la paye." Ils s'assirent et observèrent l'horizon qui avait repris sa place devant la terre. L'homme, dont l'arrivée pour la première fois réjouissait les marins, était suivi d'un officier de police. Réprimant un bref moment de gêne devant l'agent de l'ordre, les hommes accoururent. "Mettez-vous les uns derrière les autres !" cria-t-il. "Je vais procéder à la distribution des salaires". Le second du capitaine avait tiré une feuille de sa poche où figurait la liste des noms et la somme correspondante en face de chacun d'eux. "Abon, énonça le second — ABON !" hurla le bosco. L'homme s'avança et prit l'argent qu'on lui tendait. "Achert. — ACHERT !" et ainsi de suite jusqu'au dernier. Enfin, tous se dépêchèrent d'aller récupérer leurs affaires et de se préparer à quitter le navire pour un bon moment. Sac en main, Hugues comme les autres s'apprêtait à redescendre du bateau lorsque le capitaine fit son apparition. "Messieurs, la capitaine va faire un discours !", cria le bosco. "Capitaine ? ". Levant les yeux au ciel, le susdit capitaine toussota et commença une hésitante allocution qui tenait plus de l'exhortation forcée du diacre que du compte-rendu du chef de guerre. Le temps passa alors très lentement malgré la courte matière de cette intervention. Cela finit, il tourna la tête vers le second : "Messieurs, fit celui-ci, saluez le capitaine ! Au revoir, Messieurs ! " Les hommes mirent la main au chapeau et ne s'attardèrent pas. Hugues et son ami rejoignirent Mademoiselle Juliette restée sur la terre ferme. Désormais elle n'en bougerait plus.

    Chapitre XI




    Deux jours plus tard, Hugues prenait congé de Monsieur Bomboeuf et de sa maîtresse. "C'est décidé, vous partez ? Si vite ? Restez donc pour dîner !
    — Non, je vous remercie, Madame, mais je voudrais partir le plus tôt possible. Monsieur...
    — Mon garçon...
    — Je ne sais plus...
    — Ecoute, Hugues, lorsque tu reviendras, tu es le bienvenu ici, n'est-ce pas, mon amie ?
    — Mais certainement ! Nous serions très heureux de vous recevoir quelques jours". Ses mains jaunes se tordaient un peu ; d'un doigt, elle désigna rapidement la table. "Voyez, c'est comme vous voulez." Ils s'embrassèrent tous et il prit congé d'eux avec sobriété, malgré quelque émotion de part et d'autre.
    Depuis son retour à La Rochelle, Hugues avait chaussé ses souliers, ce qu'il n'avait guère fait pendant son voyage et s'étonnait de se retrouver tel qu'il était du temps de son Alsace natale. En chemin jusqu'à la chaise de poste, il ne pensa pas à grand-chose. Il se laissait à nouveau gagner par la douce solitude du voyage, qui le mélancoliait, pourtant sans déplaisir L'aspect usé de ses vêtements n'inspirait guère confiance au cocher toutefois sa propreté et ses espèces sonnantes et trébuchantes le firent accepter parmi les passagers, pour la plupart des bourgeois aux vêtements sombres, mais dont la conversation lui fut salutaire pour passer le temps.Les voyages en coche sont souvent l'occasion de faire la connaissance de gens parfois intéressants, qu'on ne reverra peut-être jamais. Après quelques heures de route dans toutes les conditions (les meilleures comme de fort moins clémentes), de nombreuses haltes des plus agréables, Hugues se retrouva dans la capitale ayant déjà dépensé une part substantielle de son avoir. En peu de temps somme toute, Paris avait changé, lui semblait-il, en apparence du moins, car, au fond, tout y était toujours effervescence, course aux intérêts matériels, argent, pouvoir et plaisirs. L'architecture ne lui semblait que la vitrine de la prospérité économique et de certains choix politiques : avant on élevait des temples, aujourd'hui on bâtissait des théâtres ; entre deux plaisirs, on courait. Voilà à quoi pensait Hugues qui cheminait à travers les rues en mangeant un navet cru dans une miche de pain achetée au marché sur les quais. Il regardait passer les coches d'eau et autres petites embarcations transportant parfois du bétail. Comment voit-on les choses là-dessus ? se demandait-il. Il finit par arriver dans un quartier qu'il connaissait bien et s'arrêta devant une porte noire à laquelle il frappa par quatre fois. M. Baptiste vint lui ouvrir.
    Les retrouvailles furent pleines de retenue mais sincères. Le pasteur n'avait pas changé. Ses manières étaient toujours austères et son physique d'ascète aussi nerveux. Comme la première fois, le pasteur l'invita à faire halte chez lui pour quelques jours. Hugues s'était déshabitué de cette vie contemplative faite de prières, de sermons et de lectures. Néanmoins, M. Baptiste ne se désintéressait pas de son protégé et il se fit raconter le voyage. Hugues s'avérait plus loquace qu'auparavant, et enchaînait les idées selon sa fantaisie, intercalant ça et là une opinion personnelle, mais à aucun moment il ne fit allusion aux conversations avec le médecin libertin. A la question s'il faisait toujours ses dévotions avant de se coucher, le jeune homme s'empressa de répondre par l'affirmative en rougissant. "Quoi qu'il en soit, fit l'homme de Dieu, nous allons par mesure de sécurité procéder à une pieuse remise dans le bain, si je puis m'exprimer ainsi. Prenons le livre d'Abdias, lisez le chapitre premier. Hugues ouvrit le livre aux pages cornées et jaunies et commença, après s'être éclairci la voix : "Vision d'Abdias. Ainsi parle le Seigneur DIEU au sujet d'Edom. Un message ! Nous l'entendons, il vient du Seigneur, tandis qu'un héraut est envoyé parmi les nations : «Debout ! A l'assaut de la ville ! Au combat ! »"...

    Au terme de son séjour parisien, Hugues repartit une fois encore, son sac rempli de provisions. Ses vêtements de rechange avaient été lavés, reprisés et repassés. Le coche fut encore son moyen de transport; il voyagea en compagnie d'une vieille dame habillée de noir qui frottait ses mains sur sa robe par intermittence et rajustait une mèche de cheveux blancs (sa voix, aiguë, l'agaça très tôt, sans compter qu'elle semblait manquer singulièrement d'esprit ; heureusement, elle n'en fit guère usage) ; d'un abbé, jadis de cour, personnage apparemment plein de licence au discours grivoisement ambigu qui, après disgrâce, allait tenter sa chance dans la maison d'un seigneur de l'est de la France. Poussé par un premier sentiment, Hugues fut tenté de le ramener à la vertu — encore frais des leçons de M. Baptiste qui faisait parfois allusion au "regrettable comportement des papistes" — et de lui rappeler la signification de l'habit qu'il portait, mais il changea d'idée et discourut avec lui de littérature, sujet que l'abbé maîtrisait, faisant montre d'un solide sens critique. Parmi les passagers, on trouvait également un bourgeois nancéen qui rentrait d'affaires. Peu loquace, il semblait en revanche faire grand cas de ce que les deux hommes disaient. Parfois, il clignait les yeux l'espace de deux secondes et remuait imperceptiblement les lèvres, cherchant sans doute à se rappeler les saillies qui lui paraissaient les plus pertinentes et les plus spirituelles. Aux haltes, le vin local , que Hugues se laissa offrir par l'abbé, accompagnant une nourriture franche et rustique égaya les esprits des trois hommes, réunis à la même table. Ils rirent beaucoup, rapportèrent des aventures cocasses et firent ensemble de grands projets qu'ils oublièrent le lendemain. Hugues regardait les gens avec davantage d'intérêt, sans pour autant s'en sentir plus proche. "Voyez-vous, dit-il lors d'un repas, dans la solitude d'un lieu clos coupé du monde comme un bateau, soit on ne parle pas, soit, si on le fait, c'est déjà trop". Au niveau de la vie terrestre, il commençait à trouver un juste milieu.

    Chapitre XII




    A Nancy, puis dans les villages avoisinnants, le coche se vida progressivement de ses joyeux convives. Le Nancéen s'était débridé au point de ne pouvoir abandonner le fou rire qui l'avait pris lors de ses adieux, qui n'en furent que plus sympathiques aux voyageurs.
    L'entrée en Alsace fit une impression assez désagréable au natif. Sa gorge se serrait, et un soupir concrétisa son état intérieur, loin d'être visible. Ce n'étaient que platitudes dans le paysage (dont les autochtones étaient si fiers) et fréquente fatuité dans les mentalités. Peut-être les hommes avaient-ils construit la cathédrale de Strasbourg pour compenser l'uniformité du relief, se disait-il . Arrivé en ville, il se dirigea vers l'atelier familial sans prêter attention aux regards surpris et un tantinet méprisants que ses concitadins lui jetaient.
    Il trouva son père assis sur un tabouret en train de travailler. Quelque chose dans le bonhomme avait changé : en deux ans, il semblait avoir vieilli comme si son fils revenait après six ans d'absence.
    Hugues appela son père qui, après un instant muet, se découvrit et ouvrit les bras pour y accueillir, tout content, ce fils qui commençait à lui manquer à l'atelier. "Viens, Huguele, viens embrasser ton père ! Nous désespérions de ne plus te revoir. Ta mère va être contente." Elle n'avait pas changé. Elle laissa couler ses larmes lorsqu'elle embrassa son fils. "Un homme, voyez-vous ça ! Tous les jours j'ai prié le Seigneur pour que tu reviennes entier. Mais entre donc ! Raconte-nous vite tout ce qui t'est arrivé ! "

    Comme il était l'heure de souper, on s'atabla (Mme. Larcet s'activant à rajouter un troisième couvert) et Hugue commença le récit de ses aventures , légèrement adouci pour ne pas choquer le cœur d'une mère calviniste. Il fit grand effet. Plusieurs fois, on le fit répéter ou préciser des détails — l'alimentation et l'emploi du temps journalier essentiellement. "Comment étaient les Anglais ?, demanda le père.
    — Je n'en ai pas rencontré.
    — Tant mieux, parce que les Anglais sont de bien mauvais chrétiens, à ce qu'on dit ; en fait c'est même sûr."
    Hugues évoqua également les instruments de navigation, les manœuvres sur le bateau, les paysage qu'il avait vus...
    Vers la fin du repas, quand les ventres sont pleins et que les yeux regardent hagards au plafond, que les sujets de conversation s'épuisent, Hugues demanda : "Et que devient ma sœur ? Se porte-t-elle bien ? J'ai tant envie de la revoir". Le vieil Alsacien, coupé dans sa respiration, jeta un coup d'œil à son épouse sans presque tourner la tête. La bonne dame baissa les yeux ; de ses mains bouffies par la lessive, elle triturait son tablier de grossier tissu jaune. Des larmes affleurèrent à ses yeux. "Dis-lui, toi. Moi, je ne peux pas." Elle appuya sa tête soudain alourdie contre sa main.
    "Elle nous a quittés, fils", dit le père. Le voyageur ne souriait plus depuis un certain temps déjà, mais il demeura un instant saisi, favorisant le silence qui venait d'éclabousser la pièce, puis il se reprit : "Comment ?! Comment est-ce arrivé ? Elle allait bien quand je suis parti !
    — Consomption, c'est ce qu'ont dit les sœurs.
    — Alors qu'il y en a qui dépassent les quatre-vingts ans ! Il a fallu qu'elle meure loin de sa famille. Elle n'avait pas trente ans ! Sans avoir vécu, sans avoir fait ses adieux à sa famille ! C'était bien la peine de se faire catholique ! ". Mme. Larcet éclatta en sanglots. Le père esquissa un geste vers sa femme puis s'interrompit et dit : "elle est partie comme une sainte".

    Deux mois plus tard, Hugues prenait congé de ses parents, malgré leurs protestations. Comme la première fois, il partit sac au dos, à pieds, quelques pièces en poche, de quoi se payer le coche de Paris à La Rochelle.
    Sur la route il rencontra un marchand de la région qui voulut bien le prendre dans sa charette pour quelques lieues. C'était une trogne, une gueule de paysan, un rural dans toute sa splendeur terreuse, les cheveux longs tombant lisses de son tricorne, un bonhomme de cinquante ans à première vue, qui parlait peu et semblait voir loin. Ses yeux, en effet, à eux-seuls, lui donnaient une certaine profondeur madrée, que le reste de son visage n'annonçait pas. Pendant tout le voyage, il ne prononça pas une parole et ne détourna pas le regard de la route déserte.
    Lorsque le soleil fut à son zénith, l'homme lui proposa de s'arrêter pour manger un morceau
    Assis sur un talus, les bêtes paissant non loin, ils en vinrent à échanger quelques mots. Hugues répugnait à parler le dialecte avec les étrangers davantage qu'avec ses parents. Plusieurs fois, il mêla des mots français à ses réponses, sans que son interlocuteur s'en formalisât. Ce dernier, entre deux bouchées, lui faisait part en un langage simple, laconique, des idées obscures, de ces idées dont on ne perçoit le sens que bien plus tard. Lui confier son chagrin eût été déplacé lors d'une première et certainement unique rencontre ; il n'eut cependant pas à le faire : "Vous êtes en deuil, jeune homme ?, fit le marchand, alors qu'il coupait une tranche de saucisse avec application. Hugues leva un sourcil.
    "— En effet, cela se voit-il tant que ça ? " L'homme se retourna, lui faisant face : "Oui.".Il y eut un silence d'une durée incertaine, qui faisait resortir le bruissement de la campagne, qu'Hugues osa rompre, la curiosité légèrement éveillée. Il demanda au marchand ce qu'il allait faire, avec une charette vide et des bœufs fatigués. "Je vais à Paris pour affaires." Il n'avait pas eu le temps de lui demander s'il l'acceptait à bord de sa carriole pour un si long trajet que déjà l'homme le lui proposa très naturellement.
    Ils se remirent en route. Les arbres défilaient entre les champs, les buissons bordant le chemin de terre beige. Le fond de l'air fraîchissait. Cela faisait une heure qu'ils voyageaient silencieusement, sous un ciel calcaire. "Dans deux mois, il fera beau au bord de la mer", fiit l'homme en fixant l'horizon. Hugues le regarda, stupéfait : "Comment savez-vous que je me rends au bord de la mer ? ", s'écria-t-il en français. "Je disais cela comme ça.", répondit en alsacien le conducteur, sans se retourner. Se rappelant ce qu'il avait entendu plus tôt, Hugues, cédant à la panique, demanda à descendre, il ferait le chemin à pied, d'ailleurs, il avait de la famille dans les parages à visiter. "Je ne peux pas vous laisser ici en pleine campagne, la prochaine ferme est à plus de trois lieues ! Ce ne serait pas là chose à faire, d'autant plus qu'il se fait tard... ". Hugues se raidit comme un terme. Il croyait que ses forces l'abandonnaient. Tout à coup, une chaise de poste déboucha du lointain à vive allure et les dépassa dans un nuage de poussière. Hugues, décidé, sauta du véhicule et partit au pas de course à travers champs. "Courez toujours ! , lui lança l'homme, ce n'est pas ça qui vous avancera ! ". Hugues ne l'entendait plus, il avait disparu entre les blés. Il courut sans oser regarder derrière lui. Au dessus de lui, les nuages tourbillonnaient dans un silence terreux et enserrant. Il lui semblait que s'il s'arrêtait, s'en était fait de lui. Il sentait ses forces décuplées se regrouper dans ses jambes, dans un délire d'instinc qu'on disait de survie. Il ne pensait plus, il agissait, avalant sous ses pas des mètres et des mètres de blés, dans un silence de nature que son souffle et le battement du sang dans ses tempes seuls comblaient A bout de souffle, il s'arrêta et s'assit au milieu des plants. Considérant ce qu'il venait de faire, il sourit de cette peur subite qu'il ne s'expliquait pas. "Moi qui ai cotoyé les bandits de grand chemin ! Me sauver de la charette d'un brave homme qui me proposait de m'épargner de la peine." Une fois debout, il scruta les parages : des blés, à hauteur d'homme et à perte de vue... Impossible de se repérer. Après un instant de réflexion, il résolut, non pas de revenir sur ses pas — qu'il eût été bien en peine de retrouver — mais de continuer son chemin à travers champs ; il finirait tôt ou tard par en sortir. Il marcha ainsi pendant des heures, au milieu des craquements de la nature. A la nuit tombée, il s'endormit en boule sous un arbre.

    Le lendemain, il fut réveillé en sursaut par les aboiements d'une meute de lévriers qui venait de le débusquer. Secouant sa tignasse en bataille, il constata alors un fort mal de crâne dû probablement à ce réveil spartiate. Les chiens furent bientôt rejoints par un jeune cavalier à la mise aristocratique. Le fusil pointé vers le sol, il cria aux chiens de se taire avec un discret accent lorrain. Hugues se leva péniblement. Son pied se prit alors dans une racine apparente et, tombant face contre terre, il s'assomma. Il reprit connaissance lorsque son nez se remplit des effluves du contenu d'une petite fiole qu'on promenait près de son visage : La face burinée d'un domestique au chapeau de cuir se présenta à son regard. "Ça va-t-y pas mieux, Monsieur ? " Il se releva en titubant et, avec l'aide du domestique, fit quelques pas vers le cavalier. Ce dernier ne devait guère être plus vieux que lui.
    "Excusez-moi, Monseigneur, ou plutôt merci, je ne sais trop...
    — Vous êtes tombé et peut-être même blessé, on ne sait trop. Venez, pouvez-vous marcher ?
    — Je crois... Monsieur.
    — Dans ce cas, suivez-moi. "Le cavalier donna des talons. Le cheval, une bête svelte à balsanes et robe luisantes, donna un coup de tête sur le côté et se mit en marche. Hugues suivit ainsi le cavalier pendant un quart de lieue, s'appuyant sur l'homme à grand chapeau. Cette petite marche le mit en appétit et il fut ravi, en arrivant à la demeure seigneuriale, petite maison de campagne à dépendances, d'être accueilli par une odeur de légumes bouillis. Descendant de cheval, le jeune aristocrate désigna une porte : allez vous restaurer avec les gens. Vous vous ferez annoncer à deux heures dans mon salon.
    — Comme vous voudrez, Monseigneur", fit Hugues en esquissant une réverence maladroite que son interlocuteur feignit de ne pas voir.
    Monsieur de GIMANNVILLE, homme civil et lettré, l'avait mis à l'épreuve en lui posant quelques questions auxquelles il avait su répondre sans feindre ce qu'il ne savait pas. "Vous n'êtes pas un vagabond", lui dit l'aristocrate. Il lui proposa ensuite de rester quelques jours dans sa demeure en dédommagement du désagrément qu'il lui avait bien involontairement causé.
    Hugues déjeunait, soupait et dormait dans le bâtiment des gens et dînait avec Monsieur. Cinq jours après son arrivée, il était engagé comme secrétaire du baron. Hugues admirait son maître, homme de lettres à ses heures, et appréciait la compagnie rustique des paysans lorrains, moins loquaces que ses anciens compatriotes et plus accueillants. Ils ne disaient jamais de mal des alsaciens parce qu'ils n'en voyaient presque jamais, attitude à laquelle il n'était pas accoutumé et qu'il apprécia. On ne lui posait jamais de questions et il n'en avait que plus de plaisir à raconter, par bribes, ses voyages. Pendant son travail de secrétaire, le baron lui apprit beaucoup : théiste, il semblait conjuguer en lui les vertus chrétiennes avec son goût pour la philosophie et l'étude. Les préjugés ne semblaient pas avoir de prise sur lui. Devenu plus ou moins son homme de confiance, Hugues décida de rester plus longtemps que prévu, comme on l'y invitait.
    Sa haltedura cinq ans.


    Epilogue




    Hugues arriva à La Rochelle en chaise de poste. Comme par le passé, il s'était arrêté dans la capitale, mais cette fois Monsieur Baptiste n'était plus là.
    Ce n'est qu'en retrouvant Monsieur Bonbœuf, qui s'était depuis établi de façon quasi définitive à terre, qu'il réussit à chasser un peu son affliction. Hugues loua une mansarde à proximité de l'appartement de son ami qui s'était remarié, après le décès de son épouse, avec Mademoiselle Juliette.
    Déçu par l'aventure, content de peu, se complaisant dans l'amitié et les souvenirs, Hugues trouva de l'ouvrage à bord d'un petit bateau de pêche côtier et épousa un fille du pays. Depuis lors, il ne quitta plus la région.


    Achevé le 23 janvier 1997 au manuscrit,
    le 14 février 1999 à la 1ère frappe
    et le 19 février 1999 à la seconde frappe.
    Revu et corrigé le 24 mai , puis le 12 octobre 1999.

  • Partir

    [Voila la republication (en texte et non plus en fichier à télécharger) de "Partir", la deuxième nouvelle de mon recueil Ascension.
    Actuellement en correction. Il s'agit d'une version partiellement corrigée (j'ai malheureusement si peu de temps à y consacrer désormais).
    Mes remerciements à M. Manutara pour ses précieux conseils techniques.
    ]

    PARTIR


    Chapitre I




    Simplement parce qu'il n'en pouvait être autrement, se croyant déjà désabusé par une enfance qui avait coulé sans heurts ni misère, s'apprêtant à partir, il affichait un sourire ambivalent, à mi-chemin entre les larmes et un rire léger. Il ne savait pas s'il rentrerait. Il avait déjà beaucoup vu. Il avait voyagé. Il n'était pas sûr d'avoir appris.
    C'était un homme jeune mais déjà presque marqué. Vêtu assez simplement, comme un fils d'artisan, il avait relevé son col haut et tenait son chapeau à la main. Il avait froid, à cause du vent marin qui lui mordait le visage. Ses yeux enfin se mouillèrent. Cette tiédeur lui fit du bien. Nous sommes le 20 janvier 17xx, se dit-il, tout commence ; j'ai tant à découvrir.

    Sa soeur partie, Hugues avait lui aussi quitté ses parents. Il ne se sentait pas retenu à Strasbourg. Jusqu'alors son père lui avait payé des études dans un collège protestant où il côtoyait des jeunes gens de son âge qui lui offraient une image en réduction de la vie en société. Tous lui apparaissaient médiocres tant dans leurs caractères que dans leurs aspirations. Il ne s'était attaché à personne : pas d'amis, quelques ennemis, et encore... Ma vie n'est pas ici, se répétait-il parfois silencieusement. Seule sa soeur, lorsqu'elle vivait encore au logis familial, arrivait à lui faire retarder ses projets d'évasion de ce quotidien qui, assurément, ne pourrait jamais satisfaire ses aspirations. Tout comme lui, cette jeune créature parlait peu. Ses parents, persuadés que sa dévotion présumée ne pourrait trouver plus favorable séjour, l'avaient envoyée au couvent à l'âge de 14 ans. Ce jour fut pour Hugues une ouverture irrémédiable sur la réalité de sa vie, vie dans le meilleur des cas solitaire, sinon d'isolement.
    Il n'appréciait guère que la compagnie épisodique des voyageurs de passage dans une taverne qu'il fréquentait lors de ses rares moments de sociabilité. Ces hommes lui racontaient volontiers leurs prouesses (d'une authenticité discutable) qu'ils commençaient eux-mêmes à prendre au sérieux après quelques chopes. Hugues ne pouvait alors, avec tout l'enthousiasme propre à la jeunesse, se défendre d'espérer partir un jour en mer vivre quelque chose de nouveau.

    Les projets de Hugues remontaient à son enfance. A l'école déjà, il avait discuté avec ses camarades de leur avenir. L'un suivrait la voie tracée par son père et deviendrait artisan, un autre reprendrait la boutique, un troisième désirait continuer ses études afin d'accéder à "une haute profession de robe". Hugues, lui, voulait partir. A l'heure où le romantisme n'était pas encore né, il aurait néanmoins pu donner l'image d'un de ces jeunes échevelés aux ambitions héroïques, qui frôlent la mort pour s'adonner à l'amour, exclusivement, et déçus, en finissent avec leurs jours. En réalité, il n'était pas exactement ce type de personnage. Mourir en combattant, mourir d'amour et mourir d'ennui lui paraissaient des solutions de dernière extrémité qu'il préférait éviter. Il n'envisageait pas l'aventure avec la mort comme nécessaire fin. On le railla un peu après qu'il eut parlé ; enfin, que faisait-il à l'école et pourquoi n'être pas déjà parti, puisqu'il en avait tant envie ? Ils trouvaient ridicule un tel dessein, pour quelqu'un qui n'avait jamais vu la mer. Hugues savait bien pourquoi il était resté : sa soeur, la seule image de calme et de bienveillance, qualité si rare.

    Dans sa chambre, Hugues assis à sa table, matérialise sa pensée, la main tremblante... Un minuscule barrot de quelques pouces entre deux doigts, voilà une pièce de plus à son dernier ouvrage, la reconstitution miniature d'une frégate.
    Si l'on jette un coup d'oeil à ses étagères, on aperçoit déjà quatre bâtiments rangés sagement en ligne selon l'époque de fabrication. Parés de couleurs chatoyantes : rouge pourpre, cyan, vert pomme, blanc cassé... ils laissaient éclater de fierté leur coque bulbesque et, somme toute, priapique.
    Conscient du temps nécessaire à pareil ouvrage de minutie, Hugues ne se risquait pas à les mouiller. Pour cet usage, le padre lui avait monté un modèle robuste et de conception rudimentaire, véritable dessin d'enfant (bien que dessin du père) en trois dimensions. Le garçon n'avait pas hésité à l'utiliser sur les canaux de la ville, le promenant en laisse comme n'importe quel canard domestique et il le faisait encore à dix-huit ans passés, avec cérémonie. Ce qui avait originellement été conçu à une fin ludique avait acquis en peu de temps le caractère d'une solennelle habitude jusqu'à jouer dans les derniers temps le rôle d'une sorte de medium entre le monde sensible et le monde de ses idées. Ainsi, par contemplation, sortait-il de lui pour abandonner la simple vue et apprenait-il à "voir en dehors" du bateau, métonymiquement devenu celui sur lequel il voyagerait un jour. Parfois, tout prenait des allures de prières à l'absolu sans qu'il en eût vraiment conscience. Jamais ses parents ne comprirent ses désirs lorsqu'il partait "jouer avec sa nef" (ainsi disait sa mère, une brave dévote).

    Quelques années plus tard, Hugues, vingt-et-un ans, habillé de frais, enveloppé d'un épais manteau, se tenait dos à la fenêtre de la cuisine Devant lui, posé sur la table, son tricorne. La grossière pendule se rappelait aux esprits. Simple, sans fioritures, non cirée, assemblée de courtes planches de bois de sapin clouées sans prétention, elle ressemblait au couple assis devant le jeune homme. La mère, grasse, lasse, usée par la lessive et la cuisine, ce qui expliquait l'odeur de poireau qu'elle traînait avec elle dans toutes les pièces, se grattait sous son corsage jauni par intermittence, effet de l'attente. Sa coiffe blanche trop enfoncée sur son crâne lui donnait un air vergogneux, à moins qu'elle n'eût froid. Le père, assis lui aussi, les cheveux longs et grisonnants sortant en queues de son large chapeau, telles des feuilles de carotte. Plutôt maigre, l'homme était pourvu de larges mains et d'un gros nez ; les prunelles de ses petits yeux allaient de sa femelle à son rejeton sans se poser longtemps, en quasi-harmonie avec le battement de l'horloge.
    Hugues regardait le mur, derrière ses parents, puis ces derniers, puis son chapeau, encore le mur, et s'y arrêta, attendant. La situation n'arrivait pas à être triste. Le père ne se montrait guère magnanime avec sa famille, et tout ce qui pouvait être thésaurisé l'était, "en attente d'un besoin éventuel", disait-il en alsacien. Bien qu'huguenot, il avait été enchanté de voir sa fille intégrer les ordres avec conviction et, ne s'étant jamais non plus senti très proche de son fils, un rêveur qui ne valait pas grand chose au travail, il avait accordé son aval à ses projets d'avenir.
    La situation se voulait gaie, elle ne l'était pas davantage. Le père, homme de coeur, estimait que son fils parti, c'étaient quand même deux bras de mois. De plus, la mine des hommes avec lesquels il avait vu son fils s'entretenir ne lui inspirait pas confiance. Toutefois, il était trop tard pour revenir en arrière, il avait donné sa parole.
    L'air doucereux, le père, la tête légèrement penchée de côté, commença à parler, hésitant entre chaque groupe de mots : "Tu sais... mon fils... tu vas bien nous manquer à la mère et à moi... ". Il semblait chercher des phrases de circonstance. Hugues, à ce moment, le considéra. Ses mains, restées immobiles et écartées vers l'extérieur comme celles d'un pasteur, s'étaient brusquement détendues et commençaient à s'agiter. L'homme mûr finit par trouver un équilibre entre ses pattes et ses mots, et reprit : "Vois-tu... en France... non, dans la province de France... enfin, tout n'est pas comme en Alsace. On voudra toujours te faire reculer dans ta culture... te prendre directement ou indirectement ton argent... Sois vigilant ! et n'oublie jamais que dans le danger, la meilleure solution est encore la fuite, la main à la bourse ! "
    Après les recommandations de la mère, quelques larmes et quelques étreintes, Hugues finit bien par quitter la maison. Lorsqu'il disparut de l'horizon, la brave femme, filialement esseulée, lança, les yeux à la poutre de son plafond : "Si le Seigneur l'a voulu, ainsi en soit-il !".
    Il faisait si beau ce jour-là.

    Chapitre II




    Quatre mois séparaient le départ de Strasbourg de l'instant présent. Hugues regardait autour de lui. Visiblement, il attendait.
    Il attendit longtemps.
    Enfin arriva un homme crasseux, débraillé : le jabot en corde, le manteau ? un sac troué ! une forte odeur de vinasse. Il accosta Hugues en titubant, l'oeil harengesque. Il était enfin temps d'y aller. Il lui signifia qu'il avait traversé tout le port à sa recherche. Hugues objecta que le rendez-vous avait été convenu à cet endroit précis. L'homme le fixa placidement, sans vibrer et, comme s'il vessait, lui souffla quelques injures bretonnes à la figure, puis il se tourna vers l'océan et lâcha un rot musical et parfumé. Voilà le bonhomme tout tracé, pensa Hugues. Le vieux le conduisit ensuite vers une antique goélette. Notre héros ne put réprimer un soupir, première inspiration face à ce poumon de voyage. "La Nicolette, c'est comme ça qu'on l'appelle, dis le vieux. Viens, je vais te confier au bosco". Quelques hommes d'équipage sont en train de charger la cargaison. La journée s'annonce fraîche et pluvieuse. Les planches de la passerelle grincent sans vraiment craquer. Hugues pense marcher sur du verre, il prend des précautions, par respect profond pour tout ce qui touche "à la personne du bateau". Il commence à regarder autour de lui. Les hommes sont très musclés, ils soulèvent de lourdes charges. Ils n'ont pas l'air de perdre leur temps en rêveries stériles, pas tant que tout n'est pas embarqué. A l'instant où son pied touche le pont, il croit, non chanceler, mais grandir, il se sent forcir, il prend, aussi curieux que cela puisse paraître, conscience de son âge, qui lui semble bien loin d'être celui d'un enfant. Le vieux accoste un jeune mousse de douze ou treize ans, qui leur indique un coin du navire où l'on aperçoit un homme maigre, qui semble un étranger, peut-être un Turc ? qui fait de grands gestes de ses bras glabres. En approchant, ils commencent à distinguer un homme de taille moyenne particulièrement large de carrure et très musclé. Ses bottes sont luisantes. Sa chemise s'ouvre à mi-poitrine sur un buste qui impose le respect de la force. Sa mâchoire, large et solidement encastrée dans une tête solide. Il passe plusieurs fois sa grosse langue sur des lèvres fortes. Il a de petits yeux buttés et un nez un peu épaté. Ses cheveux sont rares sur le dessus du crâne, mais longs et ondulés dans le cou. Il tient à la main une feuille de papier maculée et couverte d'écriture en colonne. En levant un peu le bras, sa cape s'est soulevée et découvre un fouet pendu à son ceinturon de gros cuir gras. En le voyant arriver, le moricaud les pointe du doigt le bras tendu et jette de longues phrases avec rapidité. Hugues n'entend rien à ce baragouin : il ne sait qu'un peu d'allemand et de latin.
    Le bosco répond par un son rauque guttural et se tourne pour faire face aux nouveaux venus. "Excusez-moi, je réglais quelques problèmes avec cet ouvrier. C'est vous l'apprenti mousse qu'on m'envoie ?
    — Oui monsieur, répond rapidement Hugues, visiblement tout excité. J'ai là une recommandation de Monsieur...
    — Donnez-la moi ! " coupa net le bosco. Il la prit et la glissa sous sa cape sans la lire."Je tiens à vous prévenir tout de suite, vous vous appelez...
    — LARCET, Hugues de mon prénom, monsieur.
    — C'est ça, LARCET... Je tiens à vous prévenir tout de suite : ce bâtiment est une goélette de la marine marchande et non un bateau de pirates. Je suis tenu de par mes attributions d'y faire régner la discipline. Vous vous en rendrez compte très vite. Les hommes vous apprendront toutes les règles. Les trois principales sont : ne jamais piller ou consommer les marchandises que nous transportons, seul le cuisinier et ses assistants sont autorisés de par leur fonction à puiser dans la réserve. Vous êtes là pour charger les sacs, pas pour les ouvrir. Deuxième règle : ceci n'est pas un navire de transport de voyageurs, donc pas question de chômer ; vous aurez toujours quelque chose à faire. Enfin, votre contrat vous lie à nous pour toute la durée du voyage aller et retour, bien sûr ; par conséquent, toute escapade avant le retour ou pendant les escales serait considérée comme une désertion dans le langage militaire et serait puni de façon exemplaire. J'espère que vous serez raisonnable et qu'avec l'équipage tout fonctionnera dans l'ordre. Est-ce clair ?
    — Très clair, monsieur.
    — Bien, venons en aux petits avantages de votre travail chez nous. La solde est de xxxx F pour toute la durée de votre contrat. Si vous souhaitez par la suite vous établir dans la marine marchande, sachez que vous gravirez les échelons en fonction de deux critères : l'ancienneté et le mérite".
    L'homme massif, après deux ou trois phrases purement pratiques, le laisse avec le vieux. Comme il n'est plus question de chômer, les deux hommes se dirigent vers le dortoir pour déposer leurs bagages. En entrant, ils furent saisis par l'odeur de vinaigre et de céréales. En balayant l'espace de leur regard, ils virent des sacs de blé et des tonneaux de mauvais piot. Hugues s'avança et chercha un coin au milieu des hamacs et des sacs qui tapissaient le sol. Il s'établit dans un coin et se changea rapidement pour commencer tantôt à travailler, car il était tout à fait conscient qu'avec un tel bosco, un peu de zèle ne serait sûrement pas malvenu. Quand il fut prêt, il chercha le vieux, mais sans succès : il a dû, se dit-il, trouver une place pour déposer son bardas. Une fois sur le pont, il fut incontinent mis au courant du travail de manoeuvre. Pendant quatre heures de suite, il garnit la cale de sacs et de caisses. Le travail favorisant les rapports humains, il perdit vite son anonymat mais les discussions furent remises à plus tard. Trop de travail.
    L'équipage devait consister en une trentaine d'hommes, dont une grande partie travaillait sur le bateau depuis leur jeunesse. C'étaient des corps musclés, des torses poilus couverts de chiffons noircis qui avaient dû être blancs. Des brutes aux faces burinées, particulièrement près des yeux, comme c'est souvent le cas chez les marins que dardent les rayons du soleil reflétés par la mer. Une quinzaine de jeunes, dont un ou deux d'allure humble, et en majeure partie très laids. Malgré le frimas abrutissant, les hommes travaillaient laborieusement sous l'oeil insensible du maître d'oeuvre, et la transpiration, injuste paye de leur effort, les rafraîchissait regrettablement. Hugues vit un vieux qui soufflait comme un veau pour soulever une caissette. Il l'aida et le vieux — un maigre personnage à l'odeur de tabac très prononcée — le remercia en marmonnant avant de cracher une prise verdâtre qui lui avait coulé dans la gorge.
    L'heure finit bien par tourner et les marins allèrent manger quelque croûte. Les matelots ne déjeunaient bien sûr ni avec le bosco, ni avec le médecin et le capitaine. Hugues fit explicitement la connaissance des hommes. Le cuisinier était un grand échalas sec comme un hareng et d'ailleurs, il en avait les yeux jaunes et inexpressifs. En voyant ses longues mains rouges — curieusement — et noueuses, Hugues sut tout de suite à qui il avait affaire. Il remarqua les groupes qui se formaient et parmi eux , deux ou trois hommes dont l'attitude et les propos laissaient augurer d'une conduite des plus détestables. Les pichets de vin furent promptement vidées, et les hommes allèrent s'étendre sur leurs hamacs sales, le niveau sonore commença parallèlement à diminuer et l'un des hommes, un trentenaire dégarni drapé d'un rouge jauni et taché comme de droit, prit une guitare très sèche et commença à gratter quelques notes très sèches, elles aussi. "C'est l'Espagnol" lui dit en se penchant, un homme à la panse tombante. Le dit Espagnol se haussa et protesta qu'il était né en France, que son père était un vrai Français, mort à la guerre pour l'honneur de sa patrie, et qu'il en ferait autant si l'occasion se présentait. Quelques ricanements gras émanèrent du fond, puis, dès que l'Espagnol posa sa guitare, les conversations bêtes cessèrent et certains finirent par s'endormir, parce qu'après une matinée de dur labeur, on ne met pas son orgueil dans une veille inutile quand on a l'occasion de faire la sieste, surtout si l'on n'a rien à dire. Hugues préféra attendre, obsédé par l'idée heureuse que dans quelques heures le vaisseau lèverait l'ancre. Il regarda les poutres, au dessus de sa tête ; des ronflements retentissaient depuis déjà quelques minutes. Il ne sentait plus ses membres gourds, peu habitués à tant d'exercice. Et il dut bien finir par s'endormir, si l'on considère qu'il se réveilla.
    Plouf ! "Ahhach ! mais !" Hugues, trempé, regarda éberlué autour de lui, on venait de lui vider un seau d'eau sur la tête. Déjà que le temps se distinguait par sa fraîcheur humide, il lui avait fallu être extirpé de son sac en sursaut. Les hommes, qui faisaient cercle autour de lui, éclatèrent d'un rire gras comme une tranche de lard. Son vieux s'avança, il sentait mauvais, et lui expliqua que c'était en quelque sorte la coutume de réveiller ainsi les jeunes matelots. Hugues sourit, content d'être accepté par l'équipage. Un fois sur le pont, on détacha les amarres, que l'on largua, et le bateau s'ébranla lentement, très lentement, puis, soulevé par cet élan de liberté qui faisait battre les coeurs des vieux voyageurs de l'eau avec la même excitation que les jeunes recrues, il s'arracha du port. L'atmosphère était du coup moins fraîche et l'humidité moins malsaine. Le fond gambergeatif de Hugues sentait s'ouvrir là un avenir d'évasion perpétuelle et de nouveauté auquel il n'avait cessé de rêver dans son enfance, oisive par comparaison. C'est sans grande morosité que Hugues vit s'éloigner le paysage terrestre qu'il ne cherchait pas à connaître. Ne compte alors que le présent, et l'avenir aussi ne peut qu'être bon.
    La dure journée de travail entama peu l'émerveillement continuel du garçon qui apprenait plus en vingt-quatre heures qu'en un an à l'école ou dans le monde. Les termes techniques, fort nombreux, furent pour lui des vocables étrangers qu'il apprit avec la facilité d'une prédestination. Le labeur de bord entra encore plus vite : il fallait tirer des cordes (les hommes disaient « hâler sur des bouts »), monter le long d'un mât, courir d'un bout à l'autre du vaisseau et, régulièrement, "faire reluire le pont comme un cul de vierge", sous l'oeil sans humour du bosco. A la barre, le capitaine et son second, deux hommes dont les fonctions leur permettraient le port, sans risque, de l’habit, jetaient de temps à autre un regard plein de paternalisme à ces travailleurs dont ils ne connaissaient pas les noms.
    Le repas du soir, bien que fort peu goûteux (du bœuf salé sans autre accompagnement), fut plutôt gai. Les hommes parlèrent longtemps. Les groupes se précisaient. Hugues faisait partie de la minorité de jeunes matelots pour qui c'était le premier voyage sur la Nicolette. Les vagues, bientôt, se firent bercement et la nuit, pour courte qu'elle fût, se fit douce. Hugues se coucha dans son sac comme dans un lit, à ceci près que malgré sa fatigue, il ne voulait pas dormir trop longtemps.
    Il parvint à s'éveiller seul, avant son heure, par une aurore ventée qui promettait une journée des plus clémentes. Selon le principe des quarts, les hommes qui travaillaient la nuit se disposaient à éveiller leurs camarades. Certains se trouvaient assis, lorsqu'il ouvrit les yeux, tels des oiseaux de proie, les bras pendant sur leurs genoux, entre les cuisses, la tête tournée vers l'extérieur du bateau, une scintillance pourprée.
    A l'aube, inspection générale en ordre par le bosco.
    .............................. Silence................................................
    Tout s'était bien passé. Ils reprirent le travail.

    Chapitre III : Petit retour




    Le Strasbourgeois, avant de se retrouver sur le vaisseau, avait traversé la France comme un pèlerin de jadis, le sac sur le dos et le bâton à la main. S'arrêtant dans les fermes qui jalonnaient le chemin entre les villes, il proposait ses services pour de basses besognes. Il s'était occupé de porcs, de lapins, avait taillé la vigne et repeint les murs. Parfois, quand la charité chrétienne apparaissait au coin d'un bois ou que ses économies, durement gagnées, le lui permettaient, il profitait de la charrette d'un paysan ou d'un marchand en voyage. Afin d'économiser ses souliers et ses bas, il s'était habitué à marcher pieds nus et prenait un certain plaisir à sentir l'humide duvet de l'herbe sur les bas-côtés. De même, lorsqu'il ne faisait ni trop chaud ni trop humide, il voyageait sans chapeau et plaçait celui-ci dans son sac. Sans le sou, il ne lui était guère aisé, de se loger sans travailler, aussi couchait-il souvent à la belle étoile entre deux fourrés ou sous une couette de feuilles mortes. Au début, la présence d'hôtes indésirables le gênait pour s'endormir, puis il s'y fit. La proximité d'un cours d'eau était fort profitable pour se laver et se désaltérer. Réservant son couteau pour des usages plus nobles (trancher un poisson ou couper son fromage les jours fastes), il ne prenait plus la peine de soigner sa coiffure. Le ruban marron qui nouait autrefois sa chevelure en un élégant catogan fut déposé au fond du sac dans l'attente de jours meilleurs. Ses cheveux tombaient longs et sales (car rappelons-le, il n'avait pas tous les jours l'occasion de les entretenir).

    Un soir, sortant des sentiers battus et se dirigeant vers une clairière pour y passer la nuit, il fut accosté par des messieurs fort peu comme il faut. Dire que, comparés à eux, il semblait un seigneur aux pieds poudrés n'était pas exagéré. Lors l'aborda-t-on fort alertement et lui demanda-t-on si, par charité, il avait quelque obole à faire à de pauvres malheureux. Le plus loquace portait deux pistolets à la ceinture ; derrière lui, son frère-dans-l'amour avait ceint ses épaules d'un tromblon comme il aurait fait d'un joug. La destinée, qui la moitié du temps suit l'évidence, partit cette fois dans la voie inverse et fit s'étonner Hugues lui-même de répondre : "J'allais justement vous demander la même chose !
    — Tu as de l'esprit, l'ami, mais fort peu à propos" lui répondit-on.
    — J'ose ajouter, en insistant, reprit-il, et fort peu d'argent en vérité ! Voyez" Et il leur montra le contenu de sa bourse et de ses poches : un mouchoir, quelques croûtes de pain... Levant le nez, le chef lui intima de vider le contenu de son sac. Des vêtements. Qui ne les enchantèrent guère, non plus que les souliers trop mûrs. Les hommes étaient déçus : ils n'avaient aucune chance d'obtenir de lui quelque libéralité que ce fût. "Excusez-moi Messieurs, reprit le jeune homme, mais cela fait bien une bonne journée que je n'ai rien mangé et vous pourriez peut-être...
    — Alors là, c'est trop fort, fit l'homme le poing sur la hanche, mais c'est ce que j'aime ! ". Il jeta pour la forme un coup d'oeil à se camarades puis repris, serrant les talons : "Sois le bienvenu, compagnon d'infortune". Ainsi firent-ils connaissance.
    On devine que cette brave confrérie se chargea de parfaire l'éducation du jeune homme et lui permit de vivre désormais d'expédients plus heureux. Hugues rendit de bons services. Pour le remercier, on lui fournit des provisions pour deux jours. Et il partit. Plutôt content malgré tout. La saison améliorait son humeur. Dans le crissement de ses pieds sur le gravier du sol, au chant des insectes, il s'imagina sur un bateau assis à jouer du luth. Pourquoi du luth, et pourquoi lui ? Il n'avait jamais montré d'intérêt particulier pour la musique. Le pittoresque d'une telle image s'était imposé à sa jeune conception de l'esthétique existentiel. La pensée récurrente de son voyage maritime lui donnait une envie de poisson qu'il était bien en peine de satisfaire. Ayant traversé divers petits villages d'Ile-de-France où il rencontrait des gens dont l'hospitalité le surprit, puis fait quelques provisions, il finit par arriver à Paris. Il découvrit qu'un vagabond de plus ou de moins dans Paris ne se remarquait pas ; cependant il tint à faire honneur à la capitale de la France en reprenant une mise convenable. Il réussit à se faire indiquer le temple le plus proche où il demanda asile au pasteur.
    M. Baptiste était charitable. Il l'accueillit. Il le nourrit, le logea et paya une lavandière. Par sa compagnie bienveillante, son savoir et ses silences, il apprit beaucoup au jeune voyageur. Hugues, en contrepartie de ces bons offices, dit beaucoup de prières et fit à son hôte de nombreuses lectures saintes. Il le quitta presque à regret au bout de trois pieuses semaines, le sac rempli de victuailles. Malgré la police des moeurs françaises, Paris lui imposait la société en grand, tout ce qu'il avait voulu fuir en quittant Strasbourg. Il reprit son périple avec la chance de bénéficier gratuitement du transport dans la charrette d'un marchand jusqu'à...
    Le reste de son voyage fut de peu d'intérêt. Il chantonnait sur la route, toujours plus joyeux de se rapprocher de son premier but, la mer. Le deuxième était de se faire accepter sur un bateau .

    Chapitre IV




    Hugues arriva à La Rochelle par temps froid et humide. En ville, il marchait au milieu des gens comme en terre d'exil, la raison temporairement obscurcie. En quelques instants, il se retrouva brutalement devant la mer. Il n'osait croire en la réalité du paysage, en une telle vision. Le port, ses bateaux, au lieu de le remplir d'allégresse l'émurent aux larmes. Il sentait qu'il était arrivé au terme de son premier but et n'était plus celui qui avait quitté ses parents et cheminé si longtemps pour arriver ici. "Une partie de ma vie s'en est définitivement allée", songea-t-il en regardant s'élever une mouette dans un mouvement courbe et élégant. "Cet oiseau quitte le sol en quelques secondes pour survoler les eaux .Il m'aura fallu des semaines pour atteindre l'océan. J'aurai sans doute du mal à trouver tout de suite du travail. Il longea le port et parvint à une plage déserte dont la beauté égalait, malgré le temps inclément, ses plus belles représentations imaginaires. Dès qu'il avait atteint la ville, avait été pris à la tête par l'odeur habituelle du littoral. Croyant que c'était le résultat de quelque soulagement naturel, il s'était hâté mais les effluves demeuraient plus entêtantes à mesure qu'il se rapprochait de l'étendue désirée.
    Face à l'eau, aux algues échouées sur le sable, qui l'amusèrent un moment, il comprit d'où provenait l'odeur et commença à s'y habiter à au point d'en éprouver du bien-être. Les effets curatifs de l'iode étaient à cette époque-là mal connus, surtout loin dans les terres comme en Alsace. Il s'assit dans le sable humide et y enfonça ses pieds nus avec le plus grand sérieux. Il frissonna, mais la joie qu'il commençait à accepter depuis qu'il avait surmonté l'odeur iodée le protégea de tout froid. "Allez", fit-il, et cachant son sac derrière un rocher, il retira ses culottes et sa veste et courut plus vite qu'il n'avait fait depuis son enfance, jusqu'à la limite terre-eau mobile. Le mouvement périodique continuel des vagues était comme le flux du sang dans son coeur. Peu à peu, le sable humide sous ses pas devint complètement mouillé. Ses pieds s'enfoncèrent et il attendit la première vague...

    Il trouva dans une petite auberge une place dans les écuries pour une faible somme et termina la soirée à écouter discrètement les conversations des vrais marins. Ils étaient à cent lieues de valoir ceux qu'il avait rencontrés à Strasbourg, des héros à les en croire. Non, ceux-ci étaient beaucoup plus simples. Le thème récurrent de leurs propos était d'ordre économique : quantité de poisson péché, prix de vente, bouches à nourrir... Des pécheurs côtiers ! Où donc se trouvaient les voyageurs aventuriers ? En tout cas pas dans cette modeste auberge.
    Sa première nuit fut des plus agréables. Il se leva tard.

    Pendant une semaine, il n'eut de cesse de trouver une place sur un navire de transport de marchandises, de ceux qui effectuent de longs trajets, réservant ses matins qui s'étaient vite montrés peu fructueux en matière de rencontres, à des promenades sur la plage et à la baignade. Il ne s'en lassait pas, allant de découverte en émerveillement, comme un enfant. Tout le fascinait, du proche comme du lointain, mais ce dernier conservait à ses yeux un intérêt plus puissant. Hugues voulait connaître davantage. "Je n'ai rien vu !", disait-il chaque fois qu'il marchait sur le sable au lever du jour, le regard avidement accroché à la ligne horizontale par excellence. Chaque matin, à son réveil, conscient de sa situation géographique, il vouait l'Alsace à tous les diables et trouvait décidément la mentalité de ses compatriotes trop étroite. Pourquoi s'obstiner à habiter cette terre plate dont les seules hauteurs, les "ballons", lui semblaient bien médiocres, à ne pas sortir, ne serait-ce que pour voir de quoi le monde est fait ? " Les Alsaciens redoutent l'Intérieur " — c'est ainsi qu'ils appellent la France — " comme ils craignent les Allemands, plus voyageurs et curieux qu'eux ", pensait Hugues. A cet endroit du monde qui semble en être la limite — pourtant la côte est longue — il se sentait capable d'un retour critique sur son pays et sur les hommes. Il avait encore du mal à l'évaluer convenablement, s'estimant seulement trop lent. "Qu'ai-je fait pendant toutes ces années ?" râlait-il "Quel temps gâché en inutilités, toutes oubliées". Mais l'image de sa soeur bien aimée lui revenait et son coeur se voilait du chagrin de l'absence. "Déjà qu'au pays nous ne nous voyions plus depuis des mois, alors maintenant", il versa des larmes et, encore enfant, se recroquevilla sur lui-même, concentré sur son intérieur qu'il avait négligé. La pensée de cette absence l'engagea à se resituer dans le monde Il repensait à ses parents, qu'il prenait en pitié, malgré l'affection qu'il leur portait. Il lui semblait qu'ils l'avaient adopté ; comment autrement montrer autant de divergences sur les points essentiels de l'existence ? Son père habitait sur son lieu de travail. La fenêtre de l'atelier, comme toutes les autres d'ailleurs, donnait sur une rue fort passante mais étroite, de sorte que pour voir le ciel il fallait soit coller son visage contre la vitre, soit sortir dans la rue et lever le nez. "Comment dans ces conditions se faire une idée de l'infini ?" se disait-il. "Certes, il y a la campagne avec ses champs à perte de vue mais l'impression dégagée est l'ennui, profond s'il en est. Quelle exaltation entre deux vaches qui broutent ? Et personne ne s'en lasse ? Serais-je clairvoyant pour ainsi me distinguer de mes compatriotes ? Ma pauvre soeur ! Tu vis ton idéal dans une cellule de nonne, alors que je pars le chercher à des milliers de lieues, en plein air sur les océans, peut-être même au-delà".
    Trouver une place sur un navire de transport ne fut pas aussi long qu'il l'avait craint jusqu'alors : Hugues rencontra un vieil homme qui se chargeait de recruter parmi les habitués des tavernes des bras pour des traversées de longue durée.

    Chapitre V




    Hugues, à la différence de ceux qu'il surnommait (en lui-même) "les indésirables", se délectait de la cuisine à bord. : poisson frais tous les jours. La venaison atlantique était au delà de toute comparaison avec la friture du Rhin ! Il faisait plaisir à voir lorsqu'il engouffrait goulûment les quelques morceaux qu'on daignait lui servir. La nature l'ayant peu pourvu en sociabilité, il ne portait pas grande attention à ses coéquipiers et ne remarqua donc pas que son enthousiasme, sa jeunesse et, malheureusement, sa personne, suscitaient des jalousies voire même de la convoitise. On sait les écarts auxquels la solitude où l'univers fermé des navires comme des prisons peut porter des individus qui autrement n'y auraient pas été sujets. Un soir, Hugues surprit un homme, âgé d'une quarantaine d'années, luisant de sueur, en train de vaquer à quelque compensation individuelle. Le jeune homme, qui ne trouvait aucun intérêt à rester là à regarder se hâta de regagner sa couchette. Il prit toutes les précautions possibles pour se rendre invisible, de façon à n'être pas dérangé dans son sommeil. Il connaissait peu l'homme frénétique et, désormais, résolu de s'en tenir le plus éloigné qu'il pourrait. Le lendemain, le labeur lui changea les idées et le transport du voyage sur l'infinité verte le reprit comme avant. Les oiseaux qui, le premier jour, survolaient le vaisseau en décrivant de larges spirales sonores, étaient loin, de même que les nuages pluvieux. Seule la brume de l'aube rappelait la terre. A mesure que la traversée avançait, le climat devenait plus doux, ce qui réjouissait l'équipage. Hugues remarquait que le bosco ne se plaignait pas de son travail, ce dont il se trouvait aise. Le capitaine semblait ne guère s'intéresser à la vie de l'équipage et avait tendance à déléguer à son second, un homme jeune et ferme qui ne s'en laissait pas imposer par l'équipage. Le médecin de bord, dont on discutait la compétence — des rumeurs circulaient qu'il n'avait pas "fini" sur un bateau par hasard — se révélait un sympathique passager. Il remarqua tout de suite en Hugues, de par sa conformation physique, un homme récemment arrivé dans la marine : mains, bras, mollets, le jeune homme n'était guère musculairement développé en regard de ses compagnons. Il vint un jour le voir et par curiosité, (vice de la nature bien excusable, disait-il en souriant), lui posa quelques questions auxquelles le jeune homme répondit aussi poliment et laconiquement que l'y poussait son instruction et le permettait la situation.
    "Et vous vous nommez... ? — Hugues LARCET, monsieur." L'accent épais du moussaillon amusait particulièrement M. BOMBOEUF qui, en homme déjà fin naturellement et dont la fréquentation des cuisines des grandes maisons avait appris à la longue à louvoyer dans les discussions avec art mais non sans esprit, poussa plus avant le jeune homme dans la conversation alors que lui, justement, s'en retirait, du moins pour le moment. Il apprit quelques détails sur le voyage d'Hugues jusqu'à La Rochelle mais ne put rien obtenir d'autre, son jeune interlocuteur ayant tendance à se répéter, mais toujours avec la grâce du langage puisque le français était pour lui langue étrangère. Les deux hommes prirent l'habitude de se voir aux heures de vacance et M. BOMBOEUF commença à étendre leurs entretiens vers des lieux plus élevés. Il lui parla d'Arts, des sciences, de "théories", mot qu'il fallut expliquer à Hugues. Ce dernier montrait un esprit simple mais un solide bon sens à ces matières qu'il avait dédaignées durant son éducation terrestre, obnubilé par son rêve. Dès lors qu'il était sur un bateau, il pouvait réfléchir à d'autres choses. M. BOMBOEUF était fort épris de sciences et de ce qu'il appelait "la pensée neuve". "Connaissez-vous les oeuvres de M. de Voltaire, de M. Diderot et des Encyclopédistes ?" lui avait-il demandé lorsqu'Hugues l'avait assuré qu'il avait étudié le latin et l'allemand.
    "Non"
    — Et même pas Leibniz ? s'enquit-il en désespoir de cause.
    — Non monsieur. Mais j'ai lu de grands passages de la Saine Bible, de Calvin et de Buber, monsieur.
    — Protestant, avec ça... Eh bien, mon garçon, me voilà tombé à point nommé pour me charger de ton éducation !" Et c'est ainsi qu'il s'appliqua à détruire des années de "prévention" et les bons principes de M. BAPTISTE. Les mots "matière", "système", revenaient souvent sans sa bouche. "Vois, disait-il, un poisson. Tu crois peut-être qu'il est sorti comme ça de l'oeuf qu'un être transcendant aurait créé. Et à partir de quoi, je te le demande ? De rien ? Helvétius a montré rationnellement l'agencement de la matière en chaque être, en chaque chose. Ce poisson, qu'est-ce ? Un peu de matière : des atomes ajustés d'une manière que nous disons "judicieuse" mais qui n'est au départ qu'un fait du hasard de la nature et que l'Evolution a modifié en fonction des circonstances". De temps en temps, Hugues l'arrêtait et réclamait le sens d'un mot ou lui demandait de préciser une idée qui lui semblait obscure. Il n'émettait pas d'opinion et se concentrait sur ce qu'on lui disait pour le bien comprendre. Il admirait la dextérité avec laquelle son professeur, par un questionnement incisif, l'amenait à des conclusions apparemment irréfutables qui révoltaient ses convictions. "Donc, il n'est pas de substance qui porte le nom d'âme, tu en conviens ?
    — C'est ainsi qu'il semble résulter de votre raisonnement..." Hugues quitta l'impression d'agacement que suscitait le personnage et prit même quelque plaisir à cette compagnie qui, pour la première fois de sa vie, stimulait son esprit. Certes, il ne partageait pas ses opinions et restait fidèle aux grands principes de la religion chrétienne, mais la diversité des points de vue, lorsqu'ils sont exposés calmement et avec méthode dans la convivialité, contribuait au bouillonnement des esprits.
    Un soir après le repas, M. BOMBOEUF vint trouver Hugues sur le pont : "Viens un peu voir en bas..." Il l'entraîna devant la porte de la cale. Il lui fit signe de se pencher pour observer entre deux planches mal jointes... Dans un coin, faiblement éclairé par une lampe à huile qui pendait à une barrot, trois hommes semblaient célébrer un sabbat explicite. Deux d'entre eux, plus âgés, tenaient fermement par les bras un jeune homme farouche qui visiblement tentait de se défaire de cette étreinte ; il était entièrement nu. Ses aînés avaient retiré leurs culottes et se tenaient fiers, la nature sollicitant en eux quelque mouvement qu'ils allaient satisfaire sur la personne du jeune homme. "Monsieur, intervenons !" fit Hugues, outré. "Non pas, mon jeune ami, lui répondit le docteur. Si cela peut te rassurer, j'ai vu , avant que de te venir trouver, ces deux personnes remettre quelque argent à ce jeune écervelé. Ils étaient très clairs dans ce qu'ils lui demandaient et il a pris l'argent en souriant. Peut-être sa résistance fait-elle partie du contrat ?" Les deux hommes assouvirent leurs coupables plaisirs, ignorant qu'ils étaient observés ; Hugues après cela, instruit de certains mouvements inhabituels, résolut d'être plus méfiant que jamais à l'égard de tout l'équipage. Prévoyant que les hommes allaient sortir sur le pont, Hugues et son docteur se séparèrent rapidement et s'allèrent coucher. Hugues eut bien du mal à trouver le sommeil.

    Chapitre VI




    Hugues ne se lassait pas de son travail à bord. Le mouvement vertical oscillant du bateau sur les vagues lui donnait l'impression de venir toucher le ciel, en parfait accord avec l'immensité océane. Dans quelques jours, la Nicolette jetterait l'encre au large des colonies. Après les îles, ce serait le continent américain, côté sud. Hugues questionnait le médecin sur les paysages inconnus qu'ils allaient découvrir. Ce dernier, très calme, lui expliquait tout en termes simples et exacts mais avait la fâcheuse tendance à tout rapporter à l'économie et au commerce. Le jeune homme préférait les cours de botanique : les plantes merveilleuses de telle ou telle forme, aux couleurs chatoyantes, dont certaines, paraît-il étaient carnivores. "Mangent-elles aussi les voyageurs étrangers ?" demanda-t-il une fois. Tout l'équipage avait fini par remarquer l'amitié du docteur pour le mousse, ce qui lui attira la méfiance ou l'hostilité, et globalement une certaine mise à l'écart.
    Un soir, les hommes, pris de vin, le voulurent battre. Averti par le bruit, le bosco arriva au pas de course et rétablit l'ordre. Hugues s'en tira de justesse et remercia son sauveur qui prêta tout juste attention à ses paroles. Il eut pu le punir lui aussi arbitrairement, c'est chose courante sur les navires, pour apaiser tout le monde mais il savait que le médecin de bord lui portait de l'intérêt et il ne s'avisa pas de le réprimander ; au reste il n'avait aucune raison de le faire. Le docteur Bombeuf jouissait d'un bon crédit auprès du capitaine, dont il était devenu l'ami.
    Depuis le début du voyage, il y avait eu trois punitions. Elles étaient toujours "exemplaires" : le fautif était attaché au grand mat puis fouetté selon un barème qui établissait le nombre de coups proportionnellement à la faute commise. Tous les membres de l'équipage étaient tenus d'y assister. Le capitaine, devant tant de chair rougie par le cuir brûlant, détournait la tête et scrutait, sourcils défaits, l'horizon inaccessible. Hugues le regardait parfois et pensait qu'ils avaient en commun une nature solitaire qui rejetait au loin les turpitudes de la vie terrestre. Mais celles-ci revenaient toujours.

    A mesure que la destination se rapprochait, Hugues sentait se soulever en lui des battements de sang ; des bouffées lui venaient. Il s'activait au travail. Sans quitter de vue la mouvante infinité liquide qui environnait la Nicolette, si rapide et si fermée de l'intérieur.
    L'atmosphère à bord commençait à se tendre. Hugues subit des brimades verbales, des menaces. Il n'intervint pas pour ne pas aggraver son cas par des représailles.

    L'arrivée au large de *** fut comme un baume aux plaies des marins. La halte durerait une semaine.

    Chapitre VII : Etapes




    La goélette aborda par grande pluie les côtes de l'île ***. Des plages de sable fin, une lisière de forêt mystérieuse. "Nous voilà en terre sauvage" dit Hugues.
    "— Aujourd'hui territoire français, ajouta avec enjouement M. BOMBOEUF, se figurant les plaisirs qu'il allait trouver en pareil site. Le bateau mouilla dans le port de ***. Hugues fut surpris et déçu de retrouver ce qu'il avait cherché à quitter. La ville n'était pas très grande mais ses bâtiments se dressaient avec suffisamment de fierté pour affirmer la présence européenne en ces terres jadis sauvages. Néanmoins, les colons semblaient avoir perdu un peu de police de nos moeurs civilisées et affichaient aux yeux du Strasbourgeois une nonchalance qui ne seyait guère qu'à des matelots ou des paysans. La chaloupe de reconnaissance revenait avec à son bord l'officier chargé de la surveillance du port, un bedonnant quinquagénaire qui, pieds nus, avait enfilé ses chausses en hâte et dont le torse nu ruisselait sous sa vareuse aux couleurs délavées, qui ne devait guère souvent lui servir.
    C'est curieux, pensa Hugues en posant le pied sur cette terre nouvelle et regardant les colons déambuler dans la ville, les gens d'ici semblent vivre au ralenti. La pluie cessa et fut de suite remplacée par un soleil d'été. Les corps des matelots en train de sécher fumaient. Le déchargement des caisses, travail très dur, se fit en quelques heures. Quand tout fut accompli, Hugues fut hélé par le médecin : "Viens donc boire un verre avec moi à la taverne la plus proche, je t'invite. Je ne peux malheureusement toujours pas te convier à souper, je suis tenu d'y aller comme d'habitude avec le capitaine et ses ouailles..." La "ville" était si petite qu'à peine y entrait-on que déjà on en sortait. Tout était raccourci. Les maisons. Pas plus de deux étages. Un. Deux ?... Buvette. Hop ! Causette ! Glup. "Sortons". pliff ! Ça soulage. Retour au bateau. Hugues avait choisi de dormir à bord plutôt que de tenter sa chance en ville. Sa complexion le prédisposant peu au rut, il se moquait bien d'aller voir les filles. Il passa donc la nuit dans la cale ; quelques marins à la bourse allégée en faisaient autant.
    Sur son frais hamac qu'il avait fait à la trace de son corps, très à son aise, il repensait à la traversée qu'il avait désormais derrière lui. De bons et grands souvenirs, assurément, mais seulement cela. L'évaluation d'une expérience nécessite du temps; Hugues manquait de recul et, somme toute, considérait le passé avec pessimisme. Homme de l'avenir, ou tourné vers celui-ci, il n'avait malheureusement pas une vision de très longue portée. Que pouvait donc faire en ce moment M. Bomboeuf ?, se demandait-il. Etait-il dans sa chambre à lire ou s'était-il assoupi dans le lit métallique d'une auberge aux côtés de quelque négresse publique ? La solution n'avait que fort peu d'importance. Hugues sourit, le visage de son maître se présentait à lui. Pendant ces quelques jours à terre, qu'allait-il bien pouvoir lui faire découvrir ? Il regarda autour de lui : plus de rats. Ils profitaient eux aussi des délices du séjour tropical. Avant de s'endormir, Hugues eut une pensée pour sa soeur bénédictine. J'aurais tant aimé te dire au revoir avant mon départ, faisait-il en lui-même, sentant son courage mollir et s'installer en lui un ennui de la vie. Ah oui, ça promettait nos belles colonies : toute la médiocrité urbaine fatiguée et grossière, piquée des moustiques ! Mais qu'avait-il cherché ? Il s'endormit, les larmes aux yeux et la gorge serrée.
    Le soleil s'était levé depuis longtemps lorsque le jeune homme posa un pied froid et humide sur le plancher chaud. Les ondulations thermiques lui remontaient le long des mollets, sensation des plus agréables mais qui signifiait qu'il se réveillait trop tard. Les hommes avaient déjà mangé, il dut se contenter du réconfort que représentait l'idée du repas futur. Cela lui rappela les nombreux jeûnes imposés par sa longue marche vers l'ouest. L'idée ne lui était pas désagréable.
    Sur le pont, il retrouva le médecin qui l'attendait, les mains dans les poches de sa vareuse déboutonnée. Content de voir son jeune ami, M. Bomboeuf dit : "Aujourd'hui, et ce jusqu'au chargement pour le départ vers notre prochaine escale, nous avons quartier libre. Il ne sert à rien de rester sur ce bateau au repos, alors que ce séjour délicieux ne demande qu'à nous révéler ses beautés". Ils descendirent à terre. Devisant gaiement, ils traversèrent la ville et la quittèrent vite pour s'enfoncer dans la forêt. Ce fut l'occasion d'un cours de botanique enfin pratique. Des animaux étranges émerveillaient le jeune voyageur et réjouissaient le naturaliste. "Stupéfiant, disait-il, voici une espèce de xxxx qui m'était inconnue. Je gage que la faculté des Sciences de Paris donnerait cher pour en posséder un spécimen". Il ne manquait pas de faire des croquis. Il procédait aussi à des prélèvements. Les plantes prenaient place dans sa gibecière qu'il portait en bandoulière alors que les insectes étaient enfermés dans de petites boîtes de diverses tailles, en bois ou en bambou, fermées aux extrémités par des bouchons de liège solidement ficelés et collés avec de la résine. La cueillette s'était avérée fructueuse ; M. le médecin botaniste, était brillant et Hugues, ravi, apprenait. "Avec toutes vos connaissances, Monsieur, disait-il, vous ne vous sentez jamais embarrassé ?
    — Au contraire, mon jeune ami, faisait-il avec un sourire, le propre des connaissances, c'est qu'on n'en a jamais assez, quel que soit le domaine sur lequel s'est porté notre intérêt - pour ma part, c'est la philosophie métaphysique et naturelle et, à mes moments perdus à terre, la physique, même si parfois, je l'avoue sans honte devant toi, certaines de ses subtilités m'échappent." Ils marchaient, rejoignirent un chemin qui longeait les plantations dans lesquelles des esclaves étaient pliés en deux, en pleine besogne. "Vois-tu, dans la vie, pour être en paix avec soi-même mieux vaut chercher à tout savoir, ou carrément ne rien chercher à saisir, mais pas, alors ça non, faire étalage d'un "vernis" de ce que les gens des salons appellent "de l'éducation"...
    — Je n'avais jamais vu de nègres", fit Hugues, comme s'il n'avait prêté aucune attention à ce que venait de lui dire son interlocuteur. "
    — Et qu'en penses-tu, alors ? Ils sont plutôt robustes. Et beaucoup plus travailleurs , paraît-il, que la nation autochtone qui, avant notre venue, vivait dans l'état de nature. Mais ... t'ai-je déjà expliqué ce qu'était cet état ?
    — Pas exactement, vous y faisiez parfois allusion, mais c'était tout.
    — C'est l'occasion d'en parler, dans ce cas". Et il entreprit un exposé simplifié et peut-être un peu confus, citant les noms d'illustres contemporains que le jeune homme avait un peu appris à connaître avec lui. "Rousseau, vois-tu est allé plus avant que Hobbes..." Hugues écoutait, émerveillé, ce puits de science, tout en promenant un regard mou et comme indifférent sur ces corps en plein effort. Au bout d'un moment, M. Bombeuf s'étant arrêté : "Croyez-vous, Monsieur, que ce fut une bonne chose de les avoir tiré de leur ignorance naturelle ? — Il n'y a pas si longtemps, je le pensais fermement. Mais aujourd'hui, je suis plus réservé. Que leur avons-nous apporté ?" Un esclave venait de tomber de fatigue sur les genoux et le patron, la chair brunie par le soleil, ses cheveux blonds plaqués par la sueur, de son fouet lui administra le ferme conseil de se lever et de retourner au labeur. "Du travail qui leur gâche la vie, reprit-il, nos denrées qu'ils ne peuvent pas se payer, donc des besoins qu'ils ne sauraient satisfaire, nos vices et nos maladies. Ils avaient déjà bien assez des leurs. Et, comble de tout, cette infâme engeance qu'est la religion, plus barbare que toutes les guerres qu'ils pourront jamais faire". L'image du père Baptiste s'imposa à Hugues qui n'avait aucune antipathie pour cette instance. Toutefois, le médecin naturaliste commençait à jeter quelques ombres. Le plus troublant pour le jeune homme est qu'il lui fournissait de nombreux exemples. Insensiblement leur marche les entraîna loin dans les terres. Ils découvrirent des paysages qui les émerveillèrent. Chacun avait sa propre vision du site : pour le médecin, tout était fantaisie d'une nature foisonnante, bientôt maîtrisée, Hugues, au contraire, s'attachait à une perception esthétique du paysage, qu'il eut été bien en peine d'exprimer.
    Ils s'assirent sur des rochers, la mer toute proche. "Quel endroit plaisant, n'est-ce pas, mon jeune ami ? — Certes, plus que l'Alsace, au point que je me demande pourquoi j'y suis né. Cependant, ces colons me déplaisent. Ils sont violents et semblent blasés et irritables. Dans un sens, ils sont un peu comme nous, les marins (je me considère comme tel), ils demeurent dans un périmètre restreint qui n'a plus guère de secret pour eux. C'est comme un village dont on sort rarement. C'est vrai qu'une île est plus grande que le plus grand des bateaux ; mais on doit finir par s'y ennuyer et, de là, des chicanes perpétuelles pour s'occuper..." Le soleil déclinait. Les deux parleurs se dirigèrent raisonnablement vers la ville pour ne pas être pris de vitesse par l'obscurité. Ils se séparèrent sur la promesse de se retrouver le lendemain, pour aller visiter cette fois un village retranché dans la forêt.
    La semaine fort bien employée par tous et nombreux furent ceux qui quittèrent l'île à regret. Hugues sentait renaître l'appel du large, plus fort que toute pensée rationnelle. Les amarres larguées, il prit une forte inspiration et s'élança vers son poste. "J'aime l'infini", avait-il dit un jour à son médecin, curieux de connaître ses motivations. "C'est un peu comme nous tous... Et une fois qu'on y a goûté, c'est pour la vie". Les vagues cinglaient à nouveau la coque ovoïde sur laquelle la proue était collée comme par la vitesse, les bras en croix.
    Une nuit, Hugues rêva qu'il s'accouplait avec la jeune femme de la proue devenue vivante. Son plaisir était grand et touchait à son comble quand brusquement le visage de Nicolette changea et laissa place à celui de sa soeur. A son réveil, on ne peut plus mal à l'aise, il alla faire un tour sur le pont. Il avait deux heures d'avance avant son tour de garde. S'accoudant au bord, il scruta l'étendue marron, calmée comme les dormeurs. Il en avait croisés deux, enlacés dans leur sac, innocentés par leur face bouffie de sommeil. Tirant un seau d'eau, il s'en aspergea le visage et les avant-bras, puis, simplement se retira à l'écart, tomba à genoux et joignit les mains.


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